Jeudi 28 août

En chemin vers la gare ferroviaire, je croise le regard d’un jeune ouvrier sur un chantier, en plein soleil. Il m’interpelle, et commence à me parler à toute vitesse en espagnol ; je comprends qu’il voudrait rejoindre Casablanca, pour y trouver du travail, et qu’il compte sur moi pour l’aider. Certes, j’ai suffisamment d’argent en poche pour lui payer le train vers « Casa ». Et après ? Me faut-il jouer les bienfaiteurs de chaque inconnu à me demander ce genre de choses dans la rue ?

 

Je passe donc mon chemin, saluant de même d’autres jeunes travaillant avec lui, et dont plusieurs me souhaitent « bonne chance et bonnes vacances » avec des sourires chaleureux, où ne semble pas même flotter la moindre envie.

 

Tanger… Cette ville où chacun semble avoir les yeux rivés sur un autre monde.

 

 

À bord du train vers Casa. Je sue comme seul peut suer un Français dans un train marocain sans air conditionné. C’est pourquoi je m’abstiens tout d’abord de chercher à lier conversation avec mes deux charmantes voisines de compartiment, malgré qu’elles aillent jusqu’à m’offrir gracieusement un mouchoir-éponge, que j’accepte volontiers. Mais celle qui est assise à côté de moi persiste à lire ostensiblement, par-dessus mon épaule, mes photocopies de Lonely Planet, tant et si bien que je ne peux pas ne pas lui adresser la parole.

 

Elle s’appelle Myriem. Shorts, casquette, aime rire, 20 ans. En face d’elle, sa sœur cadette, Hind : foulard blanc, vêtements longs et pudiques, 19 ans. La première mignonne et délurée, la seconde rayonnante – un visage de madone, éclairé d’un sourire de cœur infiniment serein. Toutes les deux sont croyantes, et d’une foi profondément enracinée. Animé par tous les démons de l’agnostisme, je les entraîne sur des champs de bataille métaphysiques, où elles se montrent candides, mais pas sottes pour un sou. Prenant en pitié mon âme païenne, elles s’efforcent de me convertir, et finissent par me recommander de suivre à tout le moins le jeûne de Ramadan à venir ; l’idée ne me déplaît pas.

 

Conversation longue et douce, intime et prudente à la fois, pareille à une valse où la politesse gracieuse des danseurs, loin d’empêcher la séduction, en fait au contraire un jeu plus subtil et fascinant encore. Les mots s’éteignent parfois dans la touffeur et la poussière du paysage desséché ; les heures s’égrenent sans effort.

 

 

Casa.

 

Une fois sorti de la gare, je me renseigne pour trouver une pâtisserie, et achète un gros gâteau crémeux. Celui qui m’accueille ce soir fête son anniversaire. Au téléphone, il m’apprend que je dois reprendre le train pour me rendre chez lui. Je me retrouve bientôt dans l’obscurité du quai, chargé de mes sacs de randonnée, un gâteau d’anniversaire à la main ; j’assiste à une course poursuite spectaculaire entre une bande de gamins qui s’échappent en rigolant d’un train au départ, comme une volée de moineaux, et un contrôleur à casquette qui les poursuit sans un mot, et leur lance une pierre ou deux en désespoir de cause.

 

Mohammedia, banlieue-dortoir de Casa. Le dénommé Mao vient me chercher en taxi. C’est un Marocain de tout juste 27 ans, « chef de projet chez Microsoft. » Habite un grand appartement flambant neuf et qui sent encore la peinture, un endroit curieusement vide : à peine une table basse, un canapé, au loin une table ronde sans chaises. Les voix résonnent dans l’espace clair.

 

Je rencontre aussi Eric et Yazmin, couple d’Américains qui partent pour un tour du monde en une année. Elle, plutôt imposante, latino, a étudié la finance. Lui, blond et costaud, est élagueur d’arbres. Ils ont économisé pendant longtemps pour se payer le voyage ; chaleureux, des idées larges. Chez Mao depuis deux jours. Ce dernier se montre plutôt réservé, probablement pour des questions d’aisance linguistique. Il me semble mener une vie étrange, doté qu’il est de ses quatre téléphones portables et de ses connexions incessantes par Internet avec des voyageurs venus du bout du monde, qu’il accueille dans son grand appartement vide…

 

Excellente soirée, au son de la guitare d’Eric. Initiation du groupe aux échecs chinois.