Mercredi 27 août

Après un étrange petit déjeuner « à l’israélienne » (comprendre : à base de camembert), Adi m’emmène au ferry. Je lui promets de lui retourner sa générosité à l’occasion – il a été jusqu’à me prêter son propre lit, et dormir lui-même sur le canapé.

 

Salle d’attente. Nous sommes encore du côté européen, mais ceux qui patientent avec moi me livrent quelques premiers aperçus de l’atmosphère qui doit régner sur l’autre rive : parler coloré, voiles chastes, yeux étincelants. Au moment d’embarquer, on me signale que je n’ai pas changé mon billet contre une carte d’embarquement, ainsi que l’usage l’aurait voulu. Mais après un moment d’hésitation — voire même (oserais-je ?) de flottement — le personnel aussi aimable que hilare me pardonne mon ensuquage, et me permet de grimper.

 

Présentes notes rédigées sur le bord d’une petite table, dans le bar du palace flottant. Italiens, Espagnols, Marocains, expédition d’intrépides Français du troisième âge, lancés vers Essaouira, fermement armés de leurs 4×4, de leurs chapeaux « camouflage en milieu saharien » et de leur accent du Sud.

Traversée.

yeu

 

Rapidement vient l’heure du débarquement. Tout à mes Écritures, et au brouhaha ambiant, j’en ai ignoré le faible crachotement du haut-parleur, commandant aux passagers de se présenter en un certain endroit du navire pour voir leur passeport dûment tamponné par les autorités. En conséquence, me présentant tout heureux au bout de la passerelle, touchant presque du pied le sol africain, je me vois refoulé sans ménagement vers l’intérieur du bateau : il me faut attendre que les officiels susmentionnés, offusqués d’avoir été ignorés de moi, daignent se présenter de nouveau. Qu’importe, j’ai de quoi lire, et suis de toute façon par trop embrumé, décidément, pour avoir la fibre nerveuse à même de s’impatienter (on pourra soupçonner, avec raison, le joint de la veille d’avoir joué un tôle non négligeable dans cette affaire).

 

Cette paix de l’âme n’est visiblement pas le lot de ces deux vieilles gens qui se trouvent dans la même situation que moi, probablement moins suite aux excès outranciers de la jeunesse qu’aux tourments douloureux de l’âge – et une panne de sonotone est si vite arrivée. Ils viennent de quelque mystérieuse contrée, qui pourrait être le Brésil, et à voir leur panique on pourrait croire que le ferry n’est pas sur le point de repartir pour Algésiras, mais de les emporter vers São Paulo. Stupeur et tremblements. Il faut dire que tous les passagers pour la prochaine traversée semblent déjà être à bord.

 

Mais enfin surgit notre sauveur, incarné pour l’occasion sous la forme d’un corpulent officiel marocain orné de son large képi, qui consent à accorder sa bénédiction à nos passeports, la moustache goguenarde, d’un air de « et que je ne vous y reprenne plus ! ». L’équipage nous évacue ensuite à la hâte par la porte de derrière – au sens littéral du terme : nous devons nous glisser avec armes et bagages entre les véhicules sur le point d’être chargés dans la soute du ferry, et par les vitres desquels des pères de famille rougeauds nous fixent d’un regard halluciné, oubliant l’espace d’un instant leur fureur d’avoir ainsi à patienter outrageusement dans cette file interminable.

 

Africa !

 

 

Décrire Tanger : entreprise de longue haleine, aux relents de poisson. Ruelles minuscules, plage, femmes voilées, jolies filles voilées, jolies filles non voilées mais cibles d’une sonore admiration masculine ; thé à la menthe très sucré, excellents machins dégustés dans la rue et fourrés de substances inconnues, innombrables guides improvisés en quête de pourboires, palmiers, soleil, bruit, agitation, boutiques à touristes avec faux objets authentiques en faux cuir, vraies boutiques non touristiques emplies de choses empilées ; assemblées de jeunes et de moins jeunes sur les toits plats en fin de journée, regardant la mer, regardant par-delà, hommes à barbe avec robes, hommes à l’occidentale, casquettes de rappeurs à tête de mort, interpellations en espagnol anglais français, gamins sur pavés empilés ; chantiers ciment sous la canicule, poussière omniprésente, vent d’Atlantique, vent de Méditerranée, vent de terre, vente de hash-cannabis-chocolat-shit, lait à goût de lait de jument fermenté de Mongolie, mouettes… nuit.

yeu

 

Hôtel miteux à souhait, pas cher, comme on les aime. Une chambre de six pour moi tout seul. Qu’importe si les lits semblent sur le point de se voir pousser six pattes chacun et de partir se cacher dans un coin sombre ; qu’importe s’il n’y a qu’un pauvre néon au-dessus de la porte. Au moins je suis relativement loin du vacarme de la télé, je suis seul, et j’ai mon sac à viande.

 

NUIT

 

Concentration corporelle sur ledit sac à viande, de peur des zones suspectes de la literie. Procède la faune moustique, grésillements vifs, je me réveillerai le visage barbouillé d’insectes écrasés. Au cœur de la nuit jaillit la lumière : on vient de s’installer dans la chambre voisine. Voix d’enfants et bruit d’ablutions, murmures d’une prière, retour du voile sombre. Quelques heures plus tard, les chants implorants du muezzin, mi-figue mi-raisin, résonnant dans la medina, une, deux, trois fois. Poésie des matins noirs.