Vendredi 29 août

Plusieurs coups de klaxon. Cris. Embardée. Choc, bruit de verre brisé, freinage brutal.

 

Dans le sable sur le bas-côté de la route pour Agadir, la couleur pourpre, presque noire, du sang. Étendu là, un vieil homme, encore coincé sous sa motocyclette, le corps à mi-chemin entre le bitume et le sable. Il gémit faiblement. Attroupement, cohue, tout le monde parle en même temps sans trop oser rien faire. Il a le cuir chevelu arraché à l’endroit où il a heurté le sol, le sol au sable morne pollué de sacs en plastique et de bouteilles vides, brins de paille et emballages, sous un soleil puant les gaz d’échappement, quartier miséreux, flaques non identifiées un peu partout.

 

À quelques mètres de là ronfle encore le moteur de notre bus tout rutilant mais au pare-brise désormais fêlé, il faut maintenir la climatisation en marche. Je repense à ce que Mao, très au fait du vocabulaire des publicitaires et autres étudieurs de marché, m’a dit à propos de cette compagnie de transports haut-de-gamme qui “filtre ses clients par le prix des billets” ; je suis moi-même l’un de ces clients filtrés, par nécessité — ce fut un petit miracle de trouver un billet lors de mon arrivée à Marrakesh, dont je n’ai vu qu’une gare ferroviaire, et quelques rues à travers la vitre.

 

De part et d’autre du bitume, les riverains restent assis où ils étaient, d’un air las. À combien d’accidents comme celui-ci ont-ils déjà dû assister ? Combien de fois le sang pourpre sur le sable sale ?

 

Je suis l’un des seuls à remonter dans le bus, le temps que s’écoulent les deux ou trois heures nécessaires à l’arrivée d’une ambulance, d’abord, et de la police, ensuite. Au-dehors, les passagers s’agglutinent pour commenter mille fois l’événement, dans toutes sortes de langues que je ne connais pas, soudés par l’excitation. Je demeure seul dans le bus ; autant qu’on fasse brûler tout ce pétrole pour quelqu’un.

 

Vent. Sable. Silence.

 

Soudain tout le monde revient, les portes se ferment, nous partons. Je préfère ne pas tenter de savoir dans quel état se trouvait le vieil homme quand on l’a emporté.

 

 

Les contreforts de l’Atlas. Tout un côté de la route est envahi par les plantations de cactus, arbustes s’affaissant à demi sous le poids de leurs larges fruits orangés. Dans la lumière du crépuscule surgissent des gens parés de costumes aux couleurs vives, des enfants courant nus pieds entre de très anciens oliviers aux feuilles couvertes de poussière.

 

Alors que je rêve devant ma carte du Sahara Occidental, m’adonnant au doux loisir des estimations spatiales, mon voisin de fauteuil prononce tout à coup un « non ! » d’une altière sévérité. Pointant du doigt l’inscription en arabe signifiant précisément « Sahara Occidental » sur ladite carte, il précise : « C’est « Sahara Marocain » qu’il faudrait écrire là. Cette carte est… illégale. »

 

C’est un homme à longue silhouette d’échassier, figure un peu triste, qui cache son crâne rasé sous une casquette de base-ball. Karim, soldat, en route pour un avant-poste reculé au fin fond du désert.

 

Cette vaste zone caillouteuse et pratiquement vide qu’on appelle « Sahara Occidental » (… ou « Marocain ») m’a intrigué aussi loin qu’il m’en souvienne, lorsque j’observais des cartes de l’Afrique, du fait de sa forme baroque, et de la frontière en pointillés qui la sépare du Maroc. Désormais, je suis sur le point d’y pénétrer.

 

D’après mes informations, ce territoire fut colonisé par l’Espagne au XIXe siècle, avant d’être écartelé entre le Maroc et la Mauritanie – lesquels déclarèrent alors triomphalement que la zone avait « toujours fait partie » de leurs territoires respectifs. Les bonnes vieilles rengaines… Étrangement, ce ne fut pas du goût des Sahariens autochtones, qui auraient préféré la création d’un État indépendant – revendiqué depuis les années 1970 par le Front armé de libération du Polisario. Le territoire est donc resté le siège d’un conflit plus ou moins larvé, ponctué d’occasionnelles manifestations réprimées à coups de matraques sur fond d’infinis débats à l’ONU.

 

Heureusement, mon soldat de voisin ne me tient pas rigueur de l’inscription blasphématoire, et bientôt nous conversons assez librement, dans les limites de nos compétences respectives en espagnol – seul pont linguistique entre nous. À la trentaine passée, Karim n’est pas encore marié ; trois frères et sœurs, dont un autre soldat qu’il s’en va rejoindre ; grandi à Rabat, ville aussi mystérieuse et inspirante à mes yeux que peut l’être une capitale administrative.

 

Le soleil s’est couché. Dans le bus, un passager met en marche un magnétophone, où il a placé un enregistrement changé du Coran ; les conversations lentement viennent à cesser, dans les mélopées ensorcelantes qui nous portent à travers la nuit.

 

 

Nous atteignons la gare routière d’Agadir assez tard. Le soldat m’ayant prêté son téléphone mobile, je conclus un rendez-vous sur le front de mer avec le CouchSurfer qui veut bien m’héberger ce soir-là. Je saute donc dans un minuscule taxi rouge. Celui-ci s’enfonce dans la nuit en rugissant, à une vitesse inquiétante et dans une cacophonie infernale, car la carrosserie bringuebale comme celle d’une navette spatiale en décomposition à son entrée dans l’atmosphère, et j’imagine déjà six cent techniciens de Cap Carnaveral fixer leurs écrans d’un air blême, et parmi eux le responsable atterré d’une erreur de calcul charger discrètement le revolver par le biais duquel il s’apprête à éclabousser de sa cervelle les parois de la salle de commandes, ainsi que les blouses de nombreux collègues, qui s’en trouveront très mécontents.

 

Houcine est à l’heure au rendez-vous. Jeune, vif, marche avec le dos très droit, comme d’autres hommes petits de taille, et à pas pressés. Parle un excellent français, qu’on dirait facilement teinté du fameux « accent des banlieues », dans notre belle patrie xénophile. Accompagnés de son ami Samir, nous empruntons un nouveau taxi pour nous rendre chez lui. Malgré un accueil aimable, il est d’une nervosité que je peine à interpréter ; malgré moi, je ne peux m’empêcher d’imaginer une sorte de guet-apens, et je reste fermement sur mes gardes. La mauvaise impression se confirme à voir le logis en question – une sorte de squat, pratiquement sans autre meuble qu’une télévision, devant laquelle nous attend un autre jeune, étalé au sol, aussi vif qu’un panda sous sédatifs.

 

Pourtant quelques minutes plus tard, je suis attablé devant un succulent poulet aux olives, que mes hôtes sont allés chercher pour l’occasion à la rôtisserie du coin. Et tant pis s’il n’y a pas d’électricité dans la cuisine ou même la salle de bains, où l’on doit officier nuit et jour à la lueur d’une chandelle ; cela donne à l’affaire un certain cachet. Mais je ne peux m’empêcher de jeter un regard désolé aux copieux restes du poulet, jetés à la poubelle faute de frigo.

 

Houcine est plus détendu, après le dîner ; ses amis et lui se révèlent de joyeux lurons, et des hôtes pleins d’attention. Le repas terminé, mes doutes apaisés, je m’étale sur l’un des matelas gisant dans un coin face à la télé, et m’endors profondément.