Samedi 30 août
Branle-bas de combat : la parabole de l’appartement est en panne. Impossible de se priver des images venues d’ailleurs, il faut réparer de toute urgence – nous grimpons donc sur le toit de l’immeuble. Comme la plupart des habitants d’Agadir, Houcine pirate son accès au satellite ; la parabole est un disque assez cabossé, rudimentaire d’allure.
Tout autour de nous, des engins semblables. Toits plats et poussiéreux écrasés sous le soleil de midi. Finalement, après de nombreux bricolages infructueux, et autres périlleuses acrobaties à quinze mètres du sol, Houcine se résout à quérir le réparateur attitré du quartier.
Pour le déjeuner, Samir est venu accompagné de sa copine, une Polonaise du nom de Magdalena ; ils se sont rencontrés à l’hôtel où elle passe ses vacances avec sa mère, et où travaille Samir comme garçon d’étage. 28 ans, timide et réservée ; travaille au magazine people « Gala », ne fume que de fines cigarettes « Vogue ». Quelques problèmes de communication entre son amant et elle, lui ne parlant ni anglais ni polonais, elle ne connaissant pas un traître mot d’arabe.
Houcine nous prépare le thé à la menthe, processus au cours duquel le breuvage accomplit d’innombrables allers-retours entre la théière et le verre, en passant par plusieurs étapes de « cuisson », jusqu’à finalement atteindre la consistance désirée. Le résultat est fabuleux – le parfum de la menthe, étourdissant. Je n’ai jamais rien goûté de tel.
Pendant ce temps, Samir se démène aux fourneaux. Aidé seulement d’une casserole et de quelques cuillers, il nous concocte un magnifique tajine de calamars. Rassemblés autour d’une minuscule table basse, en compagnie du réparateur de paraboles, avec de simples bouts de pain en guise d’assiettes et couverts, nous partageons un véritable festin, qui se poursuit bien avant dans l’après-midi.
Départ du réparateur de paraboles, arrivée du porteur de guitare : Mustapha, grand ami de la maison. Il n’en faut pas davantage pour que s’entame un long et fascinant concert dans la petite salle à manger. Houcine s’empare de l’instrument, et nous dévoile un impressionnant répertoire de rock et de blues, chansons dont personne d’entre nous – pas même lui – ne connaît les paroles ; nous l’accompagnons pourtant de nos ululements, claquements de mains et de verres désordonés, qui se font plus frénétiques avec la musique berbère, dont les rythmes plongent notre assemblée dans une exaltante transe. Revenant à moi soudain, et réalisant que je suis debout à taper du pied et des mains tel un prince du flamenco – je continue.
Le soir venu, nous prenons la direction de la plage – assez éloignée du quartier étudiant (donc pauvre) en marge de la ville, où vivent mes joyeux drilles. Mon hôte a coutume de venir écouter un ami musicien à la terrasse du « Camel’s Café » ; il espère tous les soirs être convié à jouer en sa compagnie, ce qui n’arrive pour ainsi dire jamais. Il s’agit d’une terrasse bondée de touristes venus s’observer les uns les autres en sirotant leur ennui, pour des prix qui ne dépareraient pas sur le Boulevard Saint-Germain. Comme on pourrait s’y attendre, l’ami musicien en question fait de son mieux pour ne heurter aucun tympan de vacancier, et joue donc de la musique de supermarché. Pendant ce temps, trois jeunes acrobates bondissent et cabriolent dans la travée centrale en poussant force « Hey ! », indiquant par là aux consommateurs désabusés le moment opportun pour daigner mollement applaudir, de leur plus bel air condescendant.
Toute la portion luxueuse d’Agadir en est infestée. Européens ou Russes, ils sont attirés par la plage, les boîtes de nuit et les bars. Leurs limousines roses ne s’aventurent jamais au-delà d’une centaine de mètres de la mer et des grands hôtels – il ne s’agirait tout de même pas de voir à quoi ressemble vraiment le Maroc…
Après un moment déplaisant dans ce lieu mal fréquenté, où toute conversation se noie dans le vacarme d’improbables reprises et de tubes éventés, nous levons enfin l’ancre ; mû tout à coup par un vif besoin de solitude et de grand air, je fausse compagnie aux autres pour me perdre sur la plage immense. Elle est inondée de lumière, les promeneurs s’y découpent en silhouettes fantasques aux ombres démesurées, au-devant des projecteurs. Dominant le port se dresse la colline de la Kasbah ; sur son flanc, une inscription gigantesque en lettres de feu – trois mots en arabe, dont j’apprends qu’ils sont la devise du pays : « Allah, le Roi, le Peuple. »
Selon Houcine, la famille royale dispose d’un pouvoir économique et politique qui dépasse l’entendement, et qui s’exerce sur tous les secteurs de la société, par là durablement figée : « seul le maquillage vient parfois à changer », me dit-il. Le Roi dicterait même leur conduite aux membres du clergé, selon mon hôte, pour qui tous les prêches du vendredi sont ainsi rédigés dans les hauts-lieux du pouvoir séculier. Houcine, pour sa part, a grandi au sein d’une famille très pauvre et partant, très religieuse – « mon père fait toutes les prières de la journée à la mosquée – et pile à l’heure ! » Une famille si religieuse que Houcine a cessé de croire et de pratiquer, il y a quelques années, à l’instar de ses deux frères. C’est pourquoi il n’a aucune intention de suivre le jeûne du Ramadan – mais il préfère que cela ne se sache pas dans sa rue et dans son quartier.
L’encre du ciel est traversée d’éclairs, l’orage s’abat sur la mer. Des trombes d’eau, soudain, je dois m’abriter sous un petit auvent. Obscurité. Parmi les réfugiés, un autre guitariste. Dès les premiers accords, je reconnais la mélodie envoûtante, et je chante à mi-voix dans le vacarme les paroles qui l’accompagnent – « There is a house in New Orleans/They call the Rising Sun… » Dommage que cette averse soit de si courte durée.
Trempé mais ragaillardi, je rejoins le groupe à l’ « English Pub ». Un nouvel endroit bruyant, où des hommes chauves s’imbibant de litres de bière beuglent des chansons de karaoké en russe. On ne s’attarde pas.
Houcine, qui manque de tout sauf de relations sociales, m’emmène rejoindre un autre ami à lui, qui vient nous chercher dans son Opel Corsa vrombissante. « Fayçal est un grand ami à moi, un grand fumeur, un grand amateur de vitesse… et c’est un gros ! » me prévient-il. Par la suite, je découvrirai qu’il est lui aussi un bon guitariste. Pour l’heure, nous fonçons à travers la nuit marocaine sur la route qui longe la mer, en direction du repaire anarcho-marxiste où se rejoignent ceux qui veulent fumer les substances interdites par le gouvernement sans être inquiétés. C’est une petite station-service à quelques kilomètres d’Agadir. Samedi soir, la terrasse est bondée. À peine installés – bismillah ! – nous lions connaissance avec les joints diablement concentrés de Fayçal, rinçant nos gorges enflammées dans quelques verres de thé à a menthe. Le hash et le thé, B-A BA de la culture marocaine.
Fayçal est un ogre à casquette, monumental, qui se montre chaleureux et réservé. Il travaille dans une agence de voyages, parle couramment le français comme l’anglais. Nous causons politique, société, mais bientôt la discussion se dissout dans la fumée ou le sucre, et nous repartons.
Cette fois, direction la Kasbah : le bolide nous porte jusqu’au sommet de la colline, où se tiennent les murailles d’une forteresse. Du haut de ce belvédère, nous contemplons la ville et ses tentacules de lumière. Un autre joint. La voiture de Fayçal est secouée de rap américain hargneux ; des autres caisses parquées là nous proviennent les échos de guitares, de chants traditionnels, de jazz, de gnawi, et d’autres rythmes et mélodies encore – le paysage sonore du Maroc tout entier.
Enfin, de nouveau sur la côte, de nouveau sur la route. Personne d’autre que nous sur le bitume, l’ogre au volant s’en donne à cœur joie. Arrêt dans un petit village de pêcheurs endormi. Nous marchons jusqu’à la plage et, au son de la guitare sèche, passons quelques chansons sous les étoiles, appuyés à l’une des barques de pêche laissées là pour la nuit. Je remarque tout à coup que les étoiles sont étranges, et que ce n’est pas le fait du hashish : au-dessus de nos têtes se faufile la constellation du Dragon, que je reconnais pour l’avoir vue sur la carte du ciel comme je la consultais par hasard avant mon départ ; elle est invisible depuis l’Europe.
Fin de soirée vers 5h du matin, sur une terrasse inconnue. Les yeux bouffis, nous dévorons des pâtisseries. Arrosées de thé à la menthe.