Lundi 1er septembre

Réveil en sursaut. Immédiatement, mes yeux se portent sur ma montre. 11h. Le bus vers Laâyoune partait à 10h, et j’avais acheté le dernier ticket pour les bus partant aujourd’hui, demain, voire le jour d’après.

 

Départ en catastrophe. À la gare de bus, on me confirme ce dont j’étais sûr.

Je traîne aux alentours, me mords la langue de dépit. Ce n’est pas que le séjour ici soit déplaisant, mais j’ai les fourmis dans les jambes. Et naturellement, plus je me sens forcé de rester dans un endroit, plus je cherche à m’en aller.

 

Une âme charitable finit par m’indiquer où trouver les « grands taxis » en partance pour ma destination. Un « grand taxi » est une sorte de Mercedes couleur crème dans laquelle on entasse au moins six passagers adultes, un chauffeur, et en voiture Simone.

 

Parking. Agitation. Billets de banque. Chaleur. Vrombissement du moteur. Nous partons.

 

Dans l’habitacle ne souffle que l’air du désert, qui s’engouffre par les fenêtres grandes ouvertes pendant que se déroule la contrée caillouteuse et plate. Rocaille à perte de vue. Route-ruban dans la distance lointaine et rectiligne.

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À l’avant, à côté du chauffeur, deux hommes partagent la place du mort ; à l’arrière, une dame décemment drapée dans ses voiles, deux autres inconnus et moi-même. Contre toute attente, le véhicule semble miraculeusement adapté à ma morphologie d’inadapté chronique – ou peut-être est-ce la suspension, remarquablement intacte – toujours est-il que les sept premières heures de ce trajet dont mon voisin de droite – petit trapu crâne rasé tee-shirt vert pomme – m’a dit qu’il en durerait justement sept, ces sept heures se passent donc à merveille. Halte à mi-chemin pour nous régaler de viande hachée grillé avec du pain, mixture qu’on fait descendre avec du Coca-Cola glacé – poison auquel je n’ai jamais trouvé si bon goût qu’après ces quelques heures à sec suivies d’un festin de viande hachée.

 

Les quatre dernières heures, cependant, sont d’une toute autre trempe. Alors que tombe la nuit sur le morne paysage, et que la fatigue resserre sur nous son étreinte molle, quelqu’un en profite pour glisser subrepticement dans l’autoradio un enregistrement audio du Coran à la manière saoudienne, semblable à celui que j’ai déjà entendu au cours d’un précédent trajet. Je deviens terriblement pressé d’arriver. Fatigue, nuit noire, route immuable et déserte, hurlement du vent, et maintenant ces incantations lentes et plaintives qui s’élèvent comme des lianes dansantes – une atmosphère si proche du sublime qu’elle en devient écrasante. Le chant coranique s’écoule en un flot continu aux variations harmoniques insaisissables à mon oreille ; il en paraît sans fin, ce qui rend plus glaçant encore le parfum inhumain du sacré qui en émane.

 

Je garde les yeux clos, et à demi replié sur moi-même, j’atteins par éclairs une vision terrible : je pourrais être assis au sein d’une sphère opaque lancée au travers d’un espace vide et insondable, pour toujours – et pour toujours dans cette sphère s’entrechoquant des paroles étincelantes et froides, échos mystiques de versets qui s’entrecroisent et s’entretissent, à l’infini.

 

 

Ali est l’homme qui m’héberge à Laâyoune. Il est l’unique CouchSurfer de la ville. Accompagné de son ami Moustapha, il vient m’accueillir en personne à la place où arrivent les taxis, lorsqu’enfin je parviens à m’extraire des tentacules de la Vraie Foi.

Tous les deux ont la trentaine, tous les deux sont profs. Moustapha enseigne l’anglais dans un lycée. Physionomie de savant excentrique, aux expressions drôlatiques et mouvementées. Une fois lancé, il parle sans pouvoir s’arrêter ; nous conversons en anglais, langue qu’il maîtrise mieux que le français, et dans laquelle il roule si fortement les « r » qu’il ressemble à une caricature de Russe. Ali, quant à lui, est professeur de mathématiques en classes préparatoires. Très brun, cheveux courts, visage anguleux (comme on pourrait s’y attendre…), beaucoup plus paisible que son ami, voire taciturne ; nous nous parlons en français, son anglais n’est pas au mieux.

 

Les deux amis n’ont qu’un défaut : ils aiment la marche à pied. En fait, ils adorent ça. À peine sorti de mon épreuve automobile, je me retrouve entraîné sur les deux heures du matin dans les rues animées d’une ville inconnue par deux professeurs bouillonnants d’énergie, qui m’assaillent de questions et de théories subtiles avec lesquelles je dois ferrailler dans deux langues à la fois, tout en consacrant une part de mon attention à ma sécurité personnelle, menacée par la démence des automobilistes – une ville du désert au décor extravagant, qui vient à la vie la nuit tombée – femmes aux costumes et voiles colorés de mille teintes et mille motifs, filles du désert aux yeux si noirs…

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La marche étant le sport local le plus prisé, peut-être parce que c’est le seul sport praticable ici, nous vadrouillons sur plusieurs kilomètres par rues et ruelles – et couvrons une très (très) grande variété de sujets de conversation.

 

Une évidence s’impose assez vite : je ne suis plus tout à fait au Maroc. Laâyoune est en effet la capitale du Sahara Occidental, dont j’ai parlé il y a quelques jours ; les soldats marocains, qui essaient de ne pas ressembler à une force d’occupation, sont visibles un peu partout, y compris et surtout au niveau des nombreux checkpoints jalonnant la route par laquelle je suis arrivé dans mon grand taxi. Mes deux professeurs déambulants sont eux-mêmes très indépendantistes, et le reste de la population locale est à l’avenant : sur les murs de la ville sont griffonnés de nombreux slogans et drapeaux nationaux, rendus plus criants encore par la peinture dont ils sont recouverts à la hâte.

 

Moustapha et Ali m’expliquent à quel point les Sahariens sont différents de « ceux du Nord » : les femmes sahariennes, par exemple, sont plus autonomes et jamais maltraitées par leur mari, même si elles occupent toujours un rang sensiblement inférieur, comme j’aurai de nombreuses occasions de le vérifier. Les manières de vivre, s’habiller ou s’alimenter ont aussi peu en commun avec celles de « l’occupant » ; tandis que les appartements de mes hôtes marocains n’auraient pas déparé en Europe, ceux que je visite à Laâyoune semblent toujours compter notamment une sorte de salle à manger en alcôve, où l’on peut s’installer sur de généreux tapis et de gros coussins posés à même le sol… pour regarder la télévision.

 

Différence majeure, enfin, dans la proximité avec les gens : si mes Berbères d’Agadir étaient tout entiers dans l’embrassade et autres effusions amicales, les Sahariens conservent toujours comme une certaine distance, jusqu’à ne même jamais regarder dans les yeux un interlocuteur pendant la conversation.

 

Après quelques siècles de conversation péripapéticienne, nous terminons tous les trois la soirée en compagnie de sandwichs au poulet, que nous dévorons devant un film d’horreur américain.