Mercredi 3 septembre

Après-midi paisible. J’apprends les échecs chinois à Ali ; il me bat dès la deuxième partie. C’est d’ailleurs le cas de la plupart de mes disciples, je dois être un pédagogue hors pair.

 

Le soir, nous cassons le jeûne chez la tante d’Ali. Décor très soigné de nouveau, tapis et coussins à profusion. Mais cette fois, étiquette oblige, hommes et femmes de la maisonnée dînent strictement séparés les uns des autres – les femmes n’apparaissant, bien sûr, que pour servir les hommes et débarrasser leurs plats.

 

Le patriarche lui-même, drapé dans son turban, sa barbe blanche et son mutisme, nous honore d’une courte apparition, le temps de grignoter un beignet. Interdiction de rire ou parler trop fort en sa présence.

 

En guise de dessert, un cousin d’Ali m’emmène fumer un joint de sa fabrication dans le parc non loin de là, sous les étoiles. Deux ou trois soldats marocains rôdent à portée de fumée ; ils font semblant de ne pas nous voir, probablement parce qu’ils ne peuvent pas nous sentir.

 

A proximité se trouve le QG des diplomates de l’ONU stationnés en ville pour « régler » la question. Il paraît qu’on achète à cet endroit la meilleure vodka de toute la ville…

 

 

Il est bientôt l’heure de rejoindre le 4×4 dans lequel je me suis réservé une place pour le long voyage jusqu’à Nouâdhibou, en Mauritanie.

 

Le chauffeur est un vieil homme encore vert aux airs de baroudeur, arborant crânement son taguelmoust – l’espèce de turban-cache-nez qui fait la fierté des gens du désert ; lunettes rondes, éternel sourire tiré sur des dents gâtées qui, si l’homme était motard, seraient constellées de moucherons. En espagnol, il me dit que nous devrions arriver le lendemain, vers midi ; pourquoi pas, c’est toujours agréable à entendre.

 

Nous sommes en tout huit passagers dans son Nissan, dont le volumineux chargement de bric-à-brac sur le toit est aussi haut que le véhicule lui-même. Parmi nous se trouvent notamment un digne sextagénaire en djellaba blanche, visage tanné, lunettes noires ; et un Maure drapé dans son draâ traditionnel, c’est-à-dire un large vêtement flottant couleur azur, à mi-chemin entre la djellaba et la toge romaine, avec turban-cache-nez incorporé. Rien mieux qu’un magnifique costume de Maure pour vous changer un petit commerçant malingre, qui aurait l’air insignifiant dans un complet-veston, en un guerrier du désert au terrible regard.

 

Les autres passagers sont des dames. Une grand-mère d’imposante corpulence, gouailleuse et pleine d’humour, qui garde cependant à la bouche un « bismillah » fort pieux en toute circonstance ; une petite vieille sèche comme une brindille, toujours intégralement drapée de noir, dont on ne voit qu’une paire d’yeux très brillants, presque féroces – et très souvent dardés sur moi, pour d’impénétrables motifs ; une femme à la peau noire et satinée portant l’habit mauritanien ; une autre femme chez qui je ne décèle aucun signe distinctif, ce qui est peut-être en soi un signe distinctif ; et enfin une ultime passagère, qui fera cette nuit-là un terrible esclandre par ma faute. Voici comment.

 

Après avoir roulé plusieurs heures à travers le désert, le chauffeur soudain quitte la route, gare la voiture, coupe le moteur, et s’endort. Personne d’autre ne bouge, apparemment tout le monde à part moi sait de quoi il retourne et combien de temps nous allons passer ici avant de repartir, si nous repartons un jour. Bientôt s’élèvent les premiers ronflements. Plus énervé qu’ensommeillé, et les jambes coincées contre la banquette devant moi, je décide de me faufiler à l’extérieur pour aller faire un tour.

 

Dehors, l’étendue plane et rocailleuse est balayée par le vent puissant de la nuit. Ciel resplendissant, à tel point que je m’allonge à même le sol pour mieux le contempler, longuement ; mais une pensée chassant l’autre, je finis par me relever, dans la crainte sûrement irrationnelle des créatures venimeuses dont j’ai lu qu’elles hantent le désert pendant la nuit. Je songe un moment à tenter de rejoindre la mer, dont les rives claires longent en théorie le bord de la route – mais je n’y vois goutte, et ne sais vraiment à quel point le chauffeur se réveillera aussi inopinément qu’il s’est assoupi, ce qui rend pour le moins hasardeuse une marche solitaire à travers les distances inconnues. En fin de compte, je remonte donc en voiture. N’ayant rien de mieux à faire, je commence à passer en revue mes photos, les examinant par le viseur de mon appareil, tenant celui-ci dirigé vers le sol de la voiture.

 

Or donc il advient que la dame dont j’ai parlé, déjà irritée d’avoir dû se déplacer deux fois pour me laisser descendre du véhicule, puis y remonter, me voyant manipuler une machine dans l’obscurité au lieu de m’endormir comme les honnêtes gens, perçoit là le signe indiscutable de quelque diablerie. Elle me somme de lui remettre l’appareil, et l’ayant tripoté furieusement jusqu’à finalement comprendre ce qu’elle tient en main, éclate en hurlements vengeurs. D’après un interprète, elle m’accuse d’avoir « pris des photos de sa tête ». Je voudrais lui signifier que si je voulais prendre Madame en photo je lui en demanderais la permission, que de toute façon elle est assise sur la banquette devant moi en me tournant le dos et qu’elle porte un voile à couverture intégrale, et qu’enfin d’un point de vue purement technique je ne risque pas de faire grand-chose dans la nuit noire sans flash et en tenant mon appareil orienté vers le sol – mais la barrière de la langue se dresse sur mon passage. S’écoulent plusieurs minutes d’un dialogue de sourds pendant lequel est examiné d’un air très soupçonneux l’appareil incriminé, au milieu d’exclamations retentissantes d’ire et d’outrage, qui ne sont pas sans évoquer le gallinacée en état de choc émotionnel.

 

Heureusement, peut-être habitués au caractère de la dame, les autres passagers prêtent peu d’attention à ses cris d’orfraie ; bientôt le silence retombe.

 

Pour ma part, je réalise en fin de compte que mes honorables compagnons de voyage n’attendent rien de plus que le lever du soleil pour se remettre en route, après avoir accompli l’importante première prière du jour. Le ciel ayant blanchi, les genoux ayant fléchi, nous repartons.