Jeudi 4 septembre
Désert. Pierraille. Bord de mer.
Pause au milieu de nulle part, si ce n’est du désert, ou de la journée. Deux petits bâtiments repérés par le chauffeur, par la grâce d’Allah sans doute. Isolation suprême. L’un de ces bâtiments abrite un magasin minuscule et pratiquement vide, gardé par un homme noir au regard fou qui se parle à lui-même, traité par les visiteurs comme un débile méprisable. Il s’accroupit derrière l’un des murs couleur ocre pour nous observer préparer puis boire le thé, de sorte que depuis mon poste d’observation, à la blancheur de la nuit, je vois sa tête noire et son turban noir se découper avec une netteté surnaturelle entre l’ocre rouge du mur et le bleu du ciel.
L’autre bâtiment, m’explique l’homme à la djellaba, abrite les restes d’un grand marabout qui fut leader du Front Polisario pour la Libération du Sahara Occidental. L’homme à la djellaba lui-même, comme il me le confie alors d’un air mystérieux en observant soigneusement ma réaction, est membre de ce groupe indépendantiste.
Mais cela ne l’empêche pas ensuite, pince-sans-rire, de faire des oreilles de lapin à la grand-mère rustaude lorsque celle-ci me suggère de prendre le groupe en photo avant que nous repartions, manière de laver le malvu-malentendu diplomatico-photographique de la nuit passée.
Désert. Pierraille. Bord de mer.
Cet après-midi-là, notre chauffeur n’attend même plus d’arrêter la voiture pour s’endormir au volant. De plus en plus fréquemment, nous sommes portés en embardées lentes vers la voie de gauche, embardées suivies d’abrupts redressements quand retentissent les protestations suraiguës du passagériat féminin. Après de longues heures d’un pareil zigzag, alors que les assoupissements se font plus fréquents et le bord de la route, plus accidenté, le valeureux mais épuisé pilote cède enfin à la pression sociale ; il gare la voiture et s’allonge en-dessous, seul endroit ombragé, pour prendre un peu de repos.
Cette fois, je vois la mer : elle n’est qu’à quelques centaines de mètres de la route. Je ne peux m’empêcher de payer une petite visite à l’Atlantique. Mais arrivé là-bas, une nouvelle fois pour ne pas manquer le départ, je me contente de saisir quelques photos en vitesse avant de faire demi-tour. Ce n’est qu’une fois revenu à la voiture que je réalise un fait troublant : je n’ai même pas pensé à tremper mes doigts dans l’eau – geste le plus évident du monde, surtout ici. Comme le plus pressé, le plus abruti des touristes, j’ai fait le déplacement pour ne prendre qu’une ou deux photos – sans pouvoir même capturer la vraie beauté de ce qui apparaîtra seulement comme un banal bord de mer – à savoir sa beauté géographique, l’immensité aquatique venue côtoyer l’immensité poussiéreuse.
Une certaine honte. Pourquoi, au juste, est-ce que je prends des photos ? Pourquoi l’œil mécanique ouvert sur tout, au détriment de la mémoire ? Pourquoi ce sentiment d’obligation ?
Nous atteignons la frontière mauritanienne vers 18h20, c’est-à-dire 20 minutes après la fermeture de ladite frontière pour la nuit. Elle n’ouvrira qu’à 9h le lendemain matin, soit près de quinze heures plus tard. Impossible d’obtenir une quelconque dérogation de la part des officiers marocains, apparemment ravis d’embarrasser cette bande de Saharawis en goguette. Le rebelle en djellaba blanche (dont le tissu vire au gris, à ce stade de l’aventure) rejette pour sa part la faute sur les « bonnes femmes » qui ont forcé le brave chauffeur à prendre un repos inutile, avec pour conséquence une arrivée tardive… Je songe à lui rappeler que nous avons failli nous écraser contre les rochers du bas-côté une bonne centaine de fois. Puis renonce.
Nous voilà partis pour une longue nuit de ce côté de la frontière. Partout, le sol est jonché d’immondices ; à quelques centimètres de la couverture que nous étendons près de la voiture, je remarque notamment le cadavre d’une boîte de conserve, une seringue usagée, ou encore les excréments vraisemblablement issus de l’un des deux chiens stupides qui survivent là, grattant leurs puces. Tas de sable, cairons, murs décrépis. Pour corser le tout, impossible de s’éloigner outre mesure de la route pour quelque activité privée dans les dunes, étant donnée l’omniprésence avérée de mines anti-personnelles.
Le soleil sombre lourdement vers un ailleurs jaunâtre au-dessus de ce dépotoir servant de poste-frontière. Je réalise que l’arrivée, dont le lecteur attentif se souviendra qu’elle avait originellement été prévue pour le midi de ce même jour, est encore loin.
Par bonheur, il y a tout de même là un semblant de restaurant doté de toilettes, et de quelques réserves alimentaires qui nous permettent à tout le moins de nous sustenter collectivement dans l’adversité, pour tromper l’attente (comme l’absence de tentes). Incontournable thé, crêpes, dattes, pain.
La nuit venue, photo d’un autre ciel.