Vendredi 5 septembre
Nuit sur la maigre couverture. A ma grande surprise, je parviens à y dormir vraiment pendant quelques heures, avant de me réveiller à point pour la première prière. Le jour, lui, rechigne encore à sortir du lit ; mais la mécanique céleste étant ce qu’elle est, le soleil n’a bientôt plus d’autre choix que d’illuminer à contrecœur l’endroit hideux où nous rongeons notre frein.
9h. Ouverture des portes. Entretemps, de nombreux autres véhicules nous ont rejoints, et nous sommes toute une foule à nous presser au point de contrôle des passeports. Encore une poignée d’heures d’attente, et nous sortons enfin du poste mauritanien.
Ce moment-là est encore plus inoubliable que notre arrivée. Un vaste no-man’s land s’étend face à nous, sillonné de multiples pistes à demi effacées qui s’y entrelacent au travers des creux et des bosses du terrain ; amoncellement d’ordures et puanteur d’excréments humains qui font ressembler l’autre côté à un paradis aux mille délices. Mais surtout, une fois dépassée la zone insalubre, on découvre bien vite, le long de quelques pistes, les carcasses carbonisées de voitures ordinaires, abandonnées là telles quelles. Vous avez dit « mines antipersonnelles » ?
Bien entendu, notre chauffeur prend un malin plaisir à prétendre qu’il ne connaît pas la bonne piste, et lance son 4×4 à toute allure par-dessus les dunes en hurlant, en chœur avec l’homme à la djellaba, « Viva el Frente de Liberación del Polisario ! » – tandis qu’à l’arrière se perdent les dames en piaillements terrorisés.
Nous n’explosons pas.
Roulons une nouvelle paire d’heures côté mauritanien – côté qui ressemble au côté marocain en tous points, si l’on excepte la présence parallèle à la route – et donc à la frontière – de l’unique ligne de chemin de fer du pays, ligne célèbre qui relie Nouâdhibou aux mines de fer de Zouérat, à l’extrême Nord du pays. Sur cette ligne circule le plus long train du monde, dont la file des wagons s’étend sur plus de deux kilomètres, et qui transporte uniquement le précieux minerai – sauf dans le cas du dernier wagon, aménagé pour qu’on puisse y entasser quelques dizaines de passagers ; mais certains prennent aussi le parti d’accomplir les quinze heures du voyage à même le toit des wagons de marchandises, entre l’enclume du fer et le marteau du soleil saharien.
Nouâdhibou. Le Maure malingre en costume flamboyant me propose d’aller avec lui lorsqu’il apprend que je compte moi aussi poursuivre vers la capitale, Nouakchott, à quelques centaines de kilomètres plus au sud le long de la côte. A peine arrivés, nous voilà donc jetés dans de très âpres négociations autour d’un véhicule approprié, au cours desquelles divers individus arborant divers costumes s’agitent excessivement dans la chaleur d’un parking en échangeant des propos d’une amabilité très relative. L’affaire semble se régler cependant sans effusion de sang, et à peine la longue prière du vendredi terminée, we hit the road again.
La route en question est toute neuve et rutilante. Le bitume sombre traverse le désert comme une flèche. Dunes magnifiques. Premiers troupeaux de chameaux ; soleil immense, tout autour de nous luisent les miroirs tremblotants des mirages.
Nouakchott. La ville entière ressemble à un large bidonville, probablement parce que nous sommes dans la saison des pluies : en fait de rues, je ne vois que des marécages bourbeux et pollués tout à fait déprimants.
On me conduit jusqu’à l’humble ruelle d’où partent les bus pour Bamako, Mali. Mon plan d’origine prévoyait un détour par le Sénégal, mais je commence à manquer de temps, or le Maure m’a parlé d’une toute nouvelle ligne reliant les deux capitales en un temps « record ».
Les chauffeurs maliens m’apprennent que j’ai de la chance, prochain départ le lendemain matin. Et lorsque je leur dis qu’il me faut un taxi pour dénicher l’auberge où je veux dormir, il n’en faut pas plus pour qu’eux-mêmes bondissent dans une petite bagnole, et m’emmènent en expédition à travers cette ville très chichement éclairée, jusqu’à trouver l’Auberge Menata.
L’endroit est exactement ce qu’il me faut. Par la grâce du Ramadan, du récent coup d’Etat et probablement de la hausse des prix du pétrole, l’auberge est à peu près vide. Pour une bouchée de pain, je dispose d’un matelas pourvu d’une moustiquaire sur le toit de l’établissement. Celui-ci est entouré d’arbres, dont les frondaisons bruissent de cris étranges et perçants, que je prends pour ceux de singes. Mais l’unique autre client du soir – un quadragénaire français bedonnant, à cheveux gras, longs et jaunâtres, qui vend des voitures et se balade le bide à l’air – m’apprend qu’il s’agit de chauves-souris. Pourquoi pas.
Soirée courte. Rues vidées par la prière. Je ne trouve à manger qu’un très paradoxal sandwich au rôti de veau, avec mayonnaise et fromage fondu.
Mon hebdomadaire cachet de lutte anti-paludique ; pulvérisation épidermique de substances répulsives ; sommeil profond bercé par les cris des chiroptères.