Jeudi 11 septembre

 

Nous approchons du désert. Sur la rive septentrionale ondoient déjà les premières dunes accompagnant la Boucle.

 

Dans la cale du bateau sont entassées les marchandises qu’on ne déchargera qu’à Tombouctou – sacs de riz, motocyclettes, etc. Premier pont, juste au-dessus : immenses tas de fruits, d’oignons et autres victuailles diverses, vendues sur place pour la consommation des passagers. Sur de minuscules barbecues grillent parfois quelques brochettes, « mugan mugan », cent francs pièce. Et partout, entre les sacs, sont étendues des nattes et parfois des couvertures, sur lesquelles dorment ceux qui n’ont acheté qu’un billet de quatrième classe : ce premier pont est la vaste caverne où se nichent ceux qui ne peuvent se payer une cabine. Sur ce pont se trouve aussi la cuisine, où quiconque désirant goûter à ce qui en sort préfère ne pas s’aventurer.

 

Le deuxième pont est celui de la troisième classe et de la deuxième, de part et d’autre de l’escalier central. Les cabines deuxième classe comptent seulement quatre lits chacune, et sont toutes occupées par des étudiants, dont j’ai appris qu’ils auraient retenu en otage le commissaire de bord peu après notre départ, pour lui soutirer de l’argent… De l’avis général des passagers non étudiants, ces derniers sont des sauvages incontrôlables qui voyagent aux frais de l’Etat, et ainsi se croient tout permis.

 

Il y a enfin le troisième pont, où l’on trouve les cabines de première classe, les deux cabines « de luxe » et le restaurant-bar. Celui-ci est réservé en théorie aux passagers à partir de la deuxième classe ; en pratique, il est fréquenté par tous ceux qui préfèrent s’asseoir sur une vraie chaise dans une pièce où l’on étouffe – que de rester inconfortablement accroupis par terre dans une coursive, le visage baigné par le vent du fleuve et les yeux sur la rive qui se déroule. Choix cornélien.

 

Le ruban sombre de la rive

Serait une île suspendue

Dans le blanc du ciel et du fleuve

Confondus.

 

Difficile de savoir quelle conduite tenir. Foutues origines, foutue couleur de peau, foutue puanteur du fric qui ne lâche pas. Le personnel du bar qui fait la gueule parce que je refuse de lui payer à boire sans raison, le « danseur-sculpteur » qui veut à tout prix me vendre un collier de perles, le petit garçon qui passe dans sa pirogue à cinq mètres du bateau, m’aperçoit et me crie en guise de salutation : « Donne-moi de l’argent ! » S’il-vous-plaît, on dit, morveux.

 

Rien à faire, persiste un monde de différences. « Pourquoi tu viens au Maroc si tu n’as rien à dépenser ? Reste chez toi, » m’a dit ce chauffeur de taxi d’un air méprisant, à Agadir. Je demeure un touriste, une fontaine à fric miraculeuse. Pour ceux qui ne veulent que manger à leur faim et vivre une vie à peu près aussi confortable que celle qu’ils voient à la télévision, dans l’Ouest béni, comment ne pas mépriser ce Français bien nourri et bien blanchi qui veut passer du bon temps dans leur pays en payant le moins possible ? Pas même besoin d’être absolument pauvre pour cela – à Goudargues même, ne méprise-t-on pas les Hollandais pour leur réputation de touristes « cheap » ? Haine du commerçant qui voudrait un meilleur chiffre d’affaires, haine ordinaire.