Vendredi 12 septembre
Petit matin. Réveillé par les occupants de ma cabine, levés pour la prière du matin. Une petite vieille dame m’a rejoint là, où elle vit généralement entourée par d’autres gens de sa famille qui voyagent sur le premier pont ; elle demeure jour et nuit dans le petit espace surchauffé, malgré la température infernale, sans rien faire d’autre que manger, dormir et prier.
Nous sommes vraisemblablement à l’endroit qui est indiqué sur ma carte comme étant le delta intérieur du Niger. Le bateau doit serpenter entre d’immenses bancs d’herbes flottantes, tandis que passent quelques pirogues venues des villages voisins. Petits villages isolés de tout. Pélicans blancs. Murmure du fleuve dans les prairies flottantes. Les pêcheurs dans leurs pirogues s’arrêtent un instant pour nous regarder passer ; ils ressemblent aux gens qu’on trouve à bord, mais je me demande s’ils auront vraiment tous un jour l’occasion, et surtout les moyens de voyager aussi loin que Gao, ou Tombouctou.
Hier soir, escale à Mopti. Je descends avec Bwa visiter le marché, d’une animation qui dépasse l’entendement, où je manque à plusieurs reprises me faire écraser par divers engins motorisés ou non. Comme tout bon touriste ahuri, je presse mon guide de questions relatives au contenu de tous les gros sacs emplis de substances mystérieuses ; suis touché par le sourire enchanteur d’une jeune vendeuse de patates douces, et par les charmes beaucoup plus discutables d’un produit qui ressemble à de la boue grise séchée, a un goût de boue grise séchée, et s’avère finalement être… de la boue grise séchée (la raison pour laquelle on voudrait en consommer demeure obscure).
En remontant à bord, je vais faire la connaissance des jeunes Français qui nous ont rejoints le jour d’avant. Etudiants-sculpteurs aux Beaux-Arts de Paris, excusez du peu, en voyage d’inspiration de quelques semaines au Mali ; vont présenter une exposition au Centre culturel français de Bamako. Sympathiques, et agréablement modestes, un peu novices dans ce genre de voyage. Conversations prenantes.
Alors que nous discutons, Bwa nous apprend qu’il ne fait pas bon être pris à voler quoi que ce soit au Mali – sans même parler d’autres délits plus graves : plutôt que d’être remis à la police, on subira bien plus souvent le « supplice du 4×4 » – c’est-à-dire qu’on sera enserré dans des pneus de voiture, aspergé d’essence et brûlé vif. Bwa nous dit avoir vu cela de ses yeux. En conséquence, il paraît que ce sont souvent les criminels présumés qui se jettent dans les bras des forces de l’ordre, plutôt qu’avoir à subir la justice populaire.
De temps à autre, sur les berges… Trois petites cases de roseaux et de boue. Troupeau de vaches et de chèvres. Trois enfants serrés dans leur boubou entre leurs parents, un mioche ventre à l’air, trois autres au milieu du troupeau, occupés à traire les vaches. Ils se figent tout à coup pour regarder passer notre bateau, le « Kankou Moussa » de la Comanav, sans un bruit ; bientôt leurs silhouettes disparaissent au loin, et de nouveau ne reste plus rien que le fleuve.
Temps lourd. Le bar est bondé ; certains prétendent qu’il serait climatisé. Seule solution, se trouver un coin pas trop fréquenté dans une coursive, à l’ombre, en espérant que bientôt le vent tournera et cessera de souffler tous les gaz d’échappement du bateau dans cette direction. Dans le four de ma cabine somnolent quelques individus liquéfiés ainsi que trois poules achetées à la dernière escale, et qui émettent de temps à autre un gloussement strident de protestation devant les conditions scandaleuses de leur détention, ligotées qu’elles sont au pied de la table sans eau ni nourriture, au mépris des plus élémentaires dispositions des accords de Genève.
Fin des manguiers. Les grands arbres cèdent la place aux buissons épineux, arbustes du sable qui se pressent avec avidité dans le sillage humecté du fleuve. De temps à autre, formes rectangulaires de bâtisses anciennes et vides.
Thé sur le premier pont, entre les sacs d’oignons, couvertures où d’imposantes matrones allaitent un énième bambin, où de vieilles dames drapées dans de sombres voiles écoutent passer le temps à demi assoupies, comme les reines d’un boudoir de gueux. A l’aide d’un éventail en plastique recyclé, Bwa attise le feu d’un minuscule réchaud à charbon ; à même le combustible est posée la théière emplie de feuilles de thé, de sucre, de menthe et d’eau.
Je tente de garder mon regard fixé sur ce réchaud, mais il dérive malgré moi par instants jusqu’à se poser sur deux petits pieds non loin de là. Je n’ose aller plus loin. Je sais qu’en suivant de proche en proche ce qui relie cette paire de pieds au reste du monde, je verrais une fine paire de jambes sous une longue jupe étroite, lentement je remonterais jusqu’à une taille étroite de jeune fille et plus loin encore, la même minceur de silhouette – tige de saule – et arrivé à la poitrine, scandaleusement révélés dans toute leur indescriptible délicatesse, des seins juvéniles mais déjà si terriblement beaux et indéniables – et plus haut encore, plus haut un visage si délicat qu’il serait éraflé par les mots d’un langage qu’on n’aurait inventé pour lui. Elle m’affole. Le désir qui m’envahit est aussitôt frappé de honte, elle est si jeune, c’est une enfant qui marche et parle et crache comme une enfant dans ce nouveau corps de femme. Mais dieux ! Ô dieux de Carthage et autres terres aussi païennes que polygames, si on me la proposait en mariage ici et maintenant, quitte à devoir attendre quelques années…
Alors que je me perds sur les sentiers de mes rêveries lubriques, peinant à me concentrer sur la cérémonie du thé, je réalise au bout d’un long moment que Bwa s’adresse à moi : sous le coup de quelque intuition sans doute, il a décidé de m’honorer pour l’occasion d’un second baptême, et de me donner un nom musulman – en l’occurence, Oumar, « du nom de l’ange qui veille sur les eaux ». A-t-il deviné que mon sang est en ébullition ?