Dimanche 14 septembre

Cité de terre, briques de boue. Longue variété de toits plats qui se perdent peu à peu sur l’horizon, plantés parfois de disques métalliques ; camaïeu de bruns et de beiges, traversée fulgurante de petits passereaux couleur rouge sang. Au loin, le cri étrangement mélancolique d’un coq, tout en bémols.

 

Si j’avais à peindre Tombouctou, en admettant l’idée saugrenue que j’aie une quelconque aptitude en la matière, on ne verrait sur la toile qu’un blanc aveuglé ou une obscurité parfaite, percés de quelques détails à peine saillants. La ville entière paraît à l’unisson, depuis la rue. Le sable du Sahara qui envahit les maisons, les murs intérieurs peints en bleu ciel virant turquoise et usés par des siècles de petits heurts quotidiens, impacts de vie humaine révélant la terre sous-jacente. Et la chaleur sèche et douce irradiant jour et nuit de cette ville pulvérisée, toujours debout.

 

 

HIER SOIR

 

Bateau, nuit, avant l’arrivée – un petit garçon sur le troisième pont, là où les vibrations du moteur sont les plus retentissantes et l’air noyé de pétrole – un petit garçon couché sur une mince couverture à même le métal vibroyant, il crie et hurle et personne ne lui prête la moindre attention, alors qu’il suffit de s’approcher et de poser une main sur son ventre à la peau tendue pour que cessent les pleurs, comme cesse de grincer le montant métallique du pont quand on y accroche un sac.

Arrivée à Kabara. Bwa m’entraîne à la proue, cela fait dix ans qu’il n’est revenu dans sa ville natale – « l’émotion, un peu, au fond de moi ». Tout est sombre, si sombre la nuit du Mali le long de ce fleuve démesuré – et bien avant de voir quoi que ce soit au-devant, on entend la foule qui se presse sur le quai, la vive clameur accueillant l’unique grand navire qui viendra accoster de toute cette semaine, maintenant quelqu’un sur le bateau allume un projecteur et balaie du faisceau les environs – à tribord les contours bulbeux de vastes citernes d’essence, arbres et monticules à bâbord, et devant – le quai disparaissant sous une multitude de pieds.

 

Bwa est très nerveux, se ronge les ongles sans répit. Gifle son petit frère à toute volée, ce que je ne l’ai jamais vu faire de tout le voyage. Nous convenons de nous retrouver sur le quai – dès le moment de notre rencontre, apprenant que je descendrais à Tombouctou, il m’a invité à passer quelques jours chez lui et n’a cessé d’en parler, promettant de m’emmener visiter les plus mystérieux endroits de la ville. Je lui ai répété que je ne compte pas m’attarder mais bien partir le plus vite possible pour Gao – reste qu’il a l’air terriblement désireux de me montrer les tombeaux des 333 saints de Tombouctou – et de toute façon, il n’y a probablement aucun véhicule partant pour l’Est à cette heure de la nuit, alors pourquoi ne pas accepter son hospitalité ?

 

Bref, chargé de mes sacs je me fonds dans la marée humaine qui se presse en direction des passerelles étroites et sans garde-fous franchissant les quelques mètres d’eau entre le navire et le rivage, finis par m’imposer sur l’une desdites passerelles, et sur le quai suis englouti par une nouvelle marée d’hommes de femmes et d’enfants, pas d’autre éclairage que celui du bateau, foule compacte dense moite agitée criante bigarrée mouvante et après quelques pas me dégage un peu de l’axe de débarquement pour attendre mon hôte.

 

Un jeune type en long boubou bleu se tourne vers moi, me jauge gravement du regard, et me recommande de prendre garde aux voleurs. Je cale mes sacs contre mes jambes et bien campé, fièrement, attends et scrute. Des enfants me fixent avec insolence, répondent à mes salutations par des ricanements. Jamais vu ça. Ils sont des hordes à se ruer vers le bateau, chassés des passerelles par des employés terribles armés de bâtons. Chaos, cohue, tourbillons occasionnels de petits groupes se frayant un passage dans telle ou telle direction. Déchargement progressif de l’inépuisable cale, d’où l’on tire tout ce que j’y ai vu entasser quatre jours et quatre nuits auparavant, passent des hommes si chargés qu’ils ne peuvent trop voir où ils vont et se jettent ainsi dans la masse à corps perdu. En même temps, le premier pont du bateau continue à remplir son office de marché flottant autour duquel bourdonnent force ménagères discutant âprement les prix.

 

A côté de moi, le jeune en boubou bleu se renseigne au compte-gouttes sur ma situation et mes projets dans un futur proche ; à l’évidence, c’est encore un de ces « guides » à la recherche d’un toubab plein aux as, égaré en pays exotique. Je réponds au salut de dizaines de personnes, tout passant remarquant mon statut de blanc-bec me tend la main en me demandant si ça va. En vérité je ne sais pas si ça va, car la foule tend à s’éclaircir de plus en plus, je suis là depuis bientôt trois quarts d’heure et toujours pas trace de Bwa ; j’ai brièvement aperçu ses frères et sœurs, mais eux-mêmes sont à présent hors de vue. Le jeune en boubou bleu tient absolument à me sortir d’ici, ne me lâche pas d’une semelle – mais je tiens bon ; dans mon héroïsme ridicule et désespéré, je veux croire à la venue du Messie.

 

Après une heure et demie ou deux heures peut-être, pour tout ce que j’en sais, je décide tout de même d’aller faire un tour dans le bateau ; le jeune, bien entendu, m’accompagne. A bord, personne d’autre à présent que les douaniers, occupés à faire semblant d’inspecter les marchandises pendant que se négocie le graissage des pattes, quelques marchands fatigués et leurs clients épars, et déjà des passagers chargeant le navire de leurs bagages pour le trajet retour vers Koulikoro. De la famille Bwa toute entière, nulle trace. A l’évidence, partis sans moi – voilà du moins l’une des rares informations qui parviennent à s’immiscer comme autant d’asticots dans mon cervelas moulu, roide et putrescent.

 

Ravalant ma fierté, je me décide à engager sérieusement la conversation avec Abdallah, alias le jeune en boubou bleu. Je lui fais comprendre, non sans une certaine brutalité, que je n’ai pas d’argent à lui donner, quelle que soit l’aide qu’il puisse m’apporter. Quelle n’est pas ma surprise – et il faut bien le dire, ma suspicion – lorsqu’il m’affirme en retour qu’il m’aidera gratis, pour la simple beauté du geste. Et de me raconter pêle-mêle qu’il vole souvent au secours des étrangers en détresse sans rien leur demander en retour, que ce sera un plaisir de m’accueillir dans sa famille pour la nuit et m’aider à trouver un moyen de transport – bien que son père soit mort, que lui-même n’ait pas de travail et qu’il peine donc à joindre les deux bouts en tant que fils aîné de sa famille…

 

Pourquoi diantre perdrait-il son temps à jouer les anges gardiens dans une situation pareille, au lieu de faire comme tout le monde et de gruger le touriste ? La connexion logique m’échappe, mais il a l’air sincère et je le crois. En deux temps trois mouvements nous voilà juchés sur des sacs de légumes à l’arrière d’une fourgonnette, lancée dans la nuit vers le cœur de la ville mythique.

 

Nous nous arrêtons dans une ruelle déserte. Abdallah insiste pour porter mon sac jusqu’à chez lui. Chez lui = une plaque de tôle ondulée pour seule porte, ouverture creusée dans un épais mur de briques en banco – une maison qui pourrait avoir des siècles. Je suis frappé de retrouver dans le hall d’entrée le sable doux et fin de l’extérieur, comme un épais tapis tiède où rampent les scarabées nocturnes. Il est très tard, et le silence de cette ville n’est troublé que par le murmure occasionnel d’une télévision. Pas d’éclairage public, pas de circulation ; mais des corps immobiles dans le sable de la rue, endormis, parfois sous des moustiquaires, le plus souvent sur de simples nattes.

 

D’une salle voisine surgit une vieille dame souriante, vêtue avec soin. La mère d’Abdallah. ‘Tiens, tu as encore ramené un toubab !’ lance-t-elle en substance, amusée mais à peine surprise, comme face à l’habitude incorrigible et bien pardonnable d’un enfant. Elle me souhaite chaleureusement la bienvenue. Mon hôte me conduit jusqu’à l’étage, qui se trouve être le toit, où il étend une natte, des matelas et des oreillers. Il apporte une boîte de conserve d’où il tire une sorte de pâte de viande, de la sorte qui crisse sous la dent, nous en dévorons le contenu et allons nous coucher chacun dans notre coin, sans trop de palabres. Je demeure longtemps ébahi sous ce plafond immense et clair, où brillent les nuages dans les rayons de lune.

 

 

Le lendemain (dimanche, c’est-à-dire « aujourd’hui »), réveil dès potron-minet. Abdallah me guide à pas rapides au travers du maillage serré des rues, dont j’ai sans doute déjà dit qu’elles étaient passablement sablonneuses. Pas de voitures, rien que des troupes d’enturbannés sombres un peu partout et des chèvres. Pas même dix heures du matin, et la chaleur m’accable déjà. Retour au bercail.

 

Abdallah est d’un tempérament un peu étrange. Très placide, voire lymphatique, il marche vite, mais en traînant les pieds. Habitude de conclure presque chacune de ses phrases sur une grave question – « Est-ce que tu as compris ? » – prononcée comme s’il valait mieux qu’on ne m’y reprenne plus, comme si lui-même était Don Corleone et moi un petit jeune dont on accepterait de pardonner le faux pas, pour cette fois. Habitude aussi de me demander à tout bout de champ si je ne suis pas fatigué, ce à quoi je répondrais bien que je suis seulement fatigué qu’on me demande si je ne suis pas fatigué mais je me retiens.

 

Néanmoins, malgré son éternelle expression de mollesse ou de suprême indifférence à tout, il m’est sympathique – d’autant plus que j’ai tôt fait de constater que sa droiture morale n’est pas feinte : lors de la pause de midi, pendant que je me prélasse comme un pacha sur ordre exprès de la maîtresse de maison, il effectue de sa propre initiative de longues marches de par la ville à la recherche du véhicule qui m’emportera vers d’autres horizons ; il rejette même devant moi l’offre d’un conducteur (« un bâtard de Bambara ») qui voulait me faire payer plus que la normale. Après de nombreuses péripéties caniculaires, accord est trouvé : quelqu’un passera me chercher la nuit prochaine, à 4h du matin, départ pour Douentzé, d’où je gagnerai Gao.

 

Mais revenons sur mes prélasseries de pacha. Pendant cet après-midi, j’ai tout loisir de contempler l’intérieur décidément particulier de cette petite demeure. Au milieu du hall d’entrée ensablé aux murs couleur turquoise se dresse une sorte de large pilier faisant face à la porte, un peu comme dans les temples chinois, peut-être ici aussi pour barrer la route aux mauvais esprits. De l’autre côté du hall, on trouve une ouverture pratiquée dans le mur, forme rectangulaire chapeautée d’un arc, menant à la cuisine – où trône le mortier à broyer le mil – et à une sorte d’atrium inondé de soleil, dont les rayons pénètrent par une trappe à lumière creusée dans le toit ; celle-ci est apparemment impossible à clore, mais il pleut si rarement que c’est certainement inutile. Par cette ouverture s’introduisent aussi parfois quelques-uns de ces passereaux d’un rouge vif, presque vermillon, dont le nom local se prononce comme « sirop » en français.

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Par le hall d’entrée ensablé, on peut aussi gagner une petite pièce adjacente fermée d’un rideau, seule pièce de la maison pour laquelle il convient de se déchausser. C’est une sorte de cocon matelassé couvert de coussins et autres matières confortables, plongé dans une obscurité rafraîchie – autant que possible – par un efficace ventilateur. Là trône la télévision, unique appareillage électronique de la maisonnée, un modeste poste à transistor mis à part – Madame ayant dû vendre son frigo et son téléphone après la mort de son mari. Là dorment femmes et enfants lorsque les nuits sur le toit sont trop fraîches. Là, je me prélasse tout le long de cette après-midi, absorbé dans les programmes de l’Office de Radio-Télévision du Mali.

 

D’abord, un épisode de la série américaine « Dr. House », doublé en français. Depuis le temps que Lloyd me parle de cette série, je n’aurais pas cru en voir mon premier épisode à Tombouctou. Efficacité scénaristique, acteurs crédibles – pure spécialité d’outre-Atlantique.

 

Quelques secondes après la fin de cet épisode, le générique de l’émission d’information hebdomadaire de la chaîne : l’impression d’un bond de 30 ans dans le passé. Ce pourrait être une archive INA frappée du petit logo Pathé en bas à droite, si le présentateur n’était pas noir…

 

Et de temps en temps, une sorte de break musical accompagné d’un petit slideshow : « Images du Mali ». Les bonnes vieilles traditions, danses costumées, musique attenante, etc.

 

 

J’ai aussi l’occasion de discuter avec la mère d’Abdallah, ou plutôt de l’écouter parler. Son père à elle était Marocain, sa mère une Songhaï : elle est donc issue d’une famille « noble ». Elle se réjouit de ne pas être une femme « captive », la différence majeure entre les nobles et les captives étant que les secondes peuvent sortir quand ça leur chante, tandis que les femmes respectables comme elle restent cloîtrées toute la journée, « sauf après 22h, quand on a le droit de passer un peu de temps devant la porte, ou de visiter nos parents en vitesse »… (la noblesse, tout de même, ça vous a quelque chose de captivant)

 

Elle m’évoque tout cela en me préparant un cadeau de sa composition – un stylo Bic enrobé de filaments de plastique découpés dans un jouet gonflable, qu’elle tresse comme des scoubidous pour écrire mon nom sur le stylo, orné à un bout d’une sorte de plumet en fragments de sacs plastiques. Le Mali, chef-lieu du recyclage. C’est avec ce genre de stylos, vendus aux touristes, qu’elle parvient à s’assurer un maigre revenu – en complément de ce qu’elle reçoit, médicaments et autres, comme « aides » de la part de diverses associations.

 

Elle me parle aussi des Belas, l’une des ethnies locales, qu’elle voit comme une « mauvaise race » d’où ne sortent que des voleurs et des meurtriers ; et de Tombouctou, ville sublime où il n’y a jamais ni vols ni meurtres ni même de moustiques – mais qui a pour défaut de compter trop de Bellas entre ses murs… Flot de paroles murmurées, entrecoupés de petits rires un peu fanés, paroles de vieille dame trop souvent seule.

 

Très attentionnée. Met les petits plats dans les grands pour me servir le meilleur de la cuisine locale : j’ai droit à une succulente bouillie de mil sucrée, ainsi qu’à du riz au ragoût – pas mauvais, bien que je ne sois pas encore habitué à manger le riz brûlant et la viande en sauce à pleines mains, comme il se doit.

 

 

Le soir, balades solitaires en ville avant et après le coucher de soleil. Quelques parties de baby-foot endiablées avec les gamins des rues ; figurines en bois sculpté très schématiques, équipes rarement présentes au complet sur le terrain.

 

Rejoint par Abdallah, je parcours le monde surnaturel que devient Tombouctou sous la lune – ici comme ailleurs, pas le moindre éclairage public, les gamins bruyants tout à leurs jeux dans les rues aux contours d’esquisse, et le sable, je ne vois que lui dans cette ville aux allures éternelles de village – pas un bâtiment haut de plus de deux étages, plate uniformité de formes et de couleurs.

 

Abdallah me parle de ses « fiancées ». Il en a une à Tombouctou et deux à Mopti, mais aucune ne serait au courant de l’existence des autres. Tout doit être fait en cachette du père de la fille, car si ce dernier découvre qu’elle couche avec un garçon avant le mariage, « il la battra ». Plus tard, une fois mariée, la femme qui est reconnue coupable d’adultère sera battue de même par son mari ; et adultère ou pas, nulle femme ne peut jamais demander le divorce.

– Et si une femme découvre que son mari la trompe ?

– Elle ira pleurer chez ses parents. Là-bas, un ami du mari viendra la consoler, et lui dire de rentrer au foyer.

– Et si elle refuse ?

– Comment ça, refuser ? Elle est obligée de rentrer au foyer !

 

A ce moment-là, je suis pris d’une sorte de ferveur pro-féministe que je ne me serais pas soupçonnée. Je suis sur le point de m’emporter, de « rappeler » à Abdallah que seuls quelques rares pays arriérés dans le monde continuent de traiter leurs femmes comme des bêtes ; mais je me tais. Le jeune garçon (18 ans) a quitté l’école très tôt, il ne sait ni lire ni écrire. Puis-je le blâmer pour son ignorance ? Et d’ailleurs, la condition de la femme était-elle vraiment plus enviable il y a un siècle à peine dans les bastions de la parité d’aujourd’hui ? Changement de sujet de conversation.

 

Dans la rue, la pleine lune braque sur moi son projecteur. « Toubab, toubab ! » , « le Blanc ! » ; comme un électrochoc à chaque fois.

 

Selon la mère d’Abdallah – alhemdolillah ! – Tombouctou ne compte pas non plus de fous. On ne peut donc pas ranger dans cette catégorie l’individu que nous rencontrons ce soir-là, un homme assis par terre jambes tendues devant lui et ventre nu, qui nous informe – entre autres – qu’il m’a déjà croisé dans le futur, et qu’il se trouve être à la fois la mère de René Caillais — le grand explorateur — et le frère d’Adolf Hitler.