Lundi 15 septembre

Vingtième jour sur la route ; j’étais censé arriver aujourd’hui à Niamey, ça ne sera pas possible. Demain ? Inch’Allah. 

 

Hier soir, insomnie. Sur le toit la lune très pleine, dans mes veines le thé puissant qu’on m’a servi juste avant le coucher, derrière moi toute la famille qui ne cesse de faire des allers-retours dans l’escalier, et quelque part je crois bien que c’est un âne qui agonise. En prenant son temps.

 

4h du matin, le chauffeur vient me chercher, départ à la hâte. La voiture récolte peu à peu les passagers dans les rues silencieuses et encore sombres. Voyagent avec moi une belle femme noire, quelques Touaregs fièrement enturbannés dans leurs taguelmousts aux couleurs éclatantes, et d’autres individus à l’origine indétectable. En tout, nous serons quatorze passagers adultes et deux enfants à rejoindre le chauffeur dans son expédition, à bord de cette LandCruiser : deux personnes en première classe, sur l’unique siège avant (15.000 F chacun) ; quatre sur la banquette arrière (12.500 F) ; et huit entassés sur les deux bancs en bois fixés dans le coffre, en troisième classe (10.000 F), dont moi-même.

 

Après avoir fait le plein (excessif) de voyageurs, direction le fleuve, où nous attendons le départ du bac. Il va en effet nous falloir mettre le cap plein Sud, et donc prendre la route de l’autre côté du Niger. Pendant la traversée, je savoure une fois de plus la sérénité qui règne sur le cours d’eau, lisse comme un miroir, où se meuvent seules quelques parenthèses lointaines. Un petit village se réveille lentement. Glisse le bac sur l’onde immobile… derniers instants de paix avant l’enfer.

 

Le tronçon de route qui relie le fleuve à Douentza porte le nom charmant de « Route de l’espoir », comme l’indique un panneau quelque part. Sans doute l’idée de quelque ingénieur affligé d’un sens de l’humour profondément pervers : « Route du châtiment », « Chemin des cent mille supplices », « Voie du coccys broyé » seraient plus adéquats. De fait, la demi-journée passée à bord de ce véhicule lancé à fond de train sur cette misérable piste à tel point creusée de nids-de-poule qu’on pourrait croire à un bombardement accidentel de l’armée de l’air américaine, cette demi-journée ne fait sans doute pas partie des plus riantes demi-journées qu’il m’aura été donné de vivre. Mon genou gauche est coincé entre la banquette et le seau en plastique de ma voisine du banc d’en face – seau dont le rebord à tout instant me rabote le tibia – tandis que toute ma jambe droite est immobilisée entre les jambes entrecroisées de trois autres passagers, dans une torsion des plus désagréables. Mais après tout, nous sommes tous dans le même cas sur ce banc, et personne ne bronche. Visages dignes et fiers, occasionnellement secoués de spasmes discrets.

 

Au bout d’un certain temps, je me détourne l’esprit de la misère de la condition humaine en tirant de mon sac le présent carnet, et en commençant d’apprendre les courts poèmes chinois que j’y ai notés. Par toutes les fenêtres du bolide bringuebalant s’engouffre la poussière ocre du chemin et les gaz d’échappement du moteur ; avec intérêt, j’observe ma peau noircir peu à peu.

 

Nous nous dirigeons droit sur l’imposante falaise de Bandiagara, qui émerge de la vaste plaine comme un mur contre lequel nous nous jetterions lentement. Ces falaises sont le domaine du peuple Dogon, qui semble désormais vivre surtout du pouvoir d’attraction qu’il exerce sur les touristes visitant le Mali… Il faut reconnaître que la falaise – rouge et dénudée, toute en formes abruptes – est assez magnifique.

 

Enfin, après combien d’heures à guetter les bornes kilométriques – qui par leur présence expliquent peut-être le nom qu’on a donné à la route – voici Douentza. Nous nous extrayons du coffre avec de vibrants « alhemdolillah ! » de reconnaissance.

 

 

Petite bourgade vaguement étalée à l’ombre de la falaise, sans autre fonction que d’assurer son rôle de carrefour entre Gao, Tombouctou et Bamako. Je me trouve bien vite un ticket de bus pour la première ville des trois.

yeu

 

De nouveau, manque de finances. J’ai désormais tout juste assez pour un ticket de Gao à Niamey. Je passe donc la journée, et celle d’après, sans dépenser rien que les frais d’une communication infructueuse avec mon futur employeur, à Niamey.  Je soupèse un moment l’idée de vendre un pantalon, ou ma boussole, pour m’acheter une boisson fraîche.

 

Je dois attendre 18h30 pour qu’arrive le bus ; il est midi. Je traîne, fuyant le soleil meurtrier. Roupille un peu à la gare de bus, étant moi-même l’hagard du bus : si sale, dépenaillé, suant et puant, sans même parler de mon coccys broyé, qu’on me demande à plusieurs reprises si je ne serais pas mécanicien. Fais la connaissance d’un Dogon nommé Ali Dolo, qui en l’échange d’un peu d’ombre et d’eau exige en retour que je lui envoie tous mes « amis touristes » pour qu’il leur fasse faire le tour du pays (tu peux compter là-dessus…). Il veut aussi que je l’aide à monter un studio photographique, qui lui servira à commercialiser des cartes postales ; il a la volonté, il a la méthode, il lui manque juste le studio photographique.

 

 

Le temps vire à l’orage. J’ai l’impression que les jeunes qui traînent par là se foutent de ma gueule ; mais que ce soit ou non le cas, ils m’invitent sans malice apparente à m’accroupir avec eux autour d’une bassine pleine de souper – de délicieuses petites galettes blanches, sous lesquelles se cache… un crâne de mouton cuit, tout entier, avec tout son contenu – seule manque la peau de la bête. Je tâche de ne pas me remémorer mes pauvres connaissances en matière d’anatomie cérébrale, et de ne pas songer non plus à ce que j’arrache de mes doigts à l’intérieur de ce crâne pour le dévorer. Je me remplis la panse avec un appétit intact.

 

Le vent se fait de plus en plus violent, souffle des bourrasques de sable ; dans le fracas et les hurlements de la tempête, trompetant comme l’un des sept véhicules de l’Apocalypse, survient finalement le bus.

 

Je suis sis à côté d’un vieux Touareg. Pas même en pleine nuit, dans les transports en commun, on ne le verra défaire d’un pli son taguelmoust, à l’image de ses acolytes aux alentours. Drôle d’impression que de voir là ce costume dont les clichés nous montrent toujours ceux qui le portent juchés sur le dos d’un chameau, si possible un fusil à la main ; comme si un chevalier en armure attendait le RER station Châtelet-les Halles.

 

Alors que nous roulons vers Gao, l’orage se déchaîne. Je n’ai jamais vu semblable spectacle pyrotechnique. Fait curieux, bien que le ciel soit littéralement déchiré d’éclairs, au point de ressembler à la paroi veinée d’un œil, on n’entend pas le moindre coup de tonnerre. Comme si lassée de frapper le sol, la foudre choisissait de boucler le tour de l’horizon.

yeu

 

En cours de route, je réalise que voyage avec moi un vieil Italien qui était lui aussi à bord du bateau sur le fleuve. Virologue, biologiste, médecin du sport, essaye à toute force de renforcer la production laitière en Afrique subsaharienne, pour d’impénétrables motifs ; propos abscons, phrases qui s’égarent dans les méandres opaques de sa pensée. Je comprends au moins qu’il se trouve en Afrique depuis vingt ans, qu’il a une maison au Cameroun, et que les arbustes aux larges feuilles brillantes sur le bord de la route sont des « Quarante-oiseaux », plantes hallucinogènes ; leurs fruits ressemblent effectivement à ceux du peyotl. (Non pas que j’aie une expérience particulière en matière de peyotl, hélas ; mais que voulez-vous, on s’informe.)

 

Arrivons à Gao vers 2h du matin. Somnolence abrutie sur le parking de la gare, avant le départ du bus de 6h pour Niamey.