Les défricheurs

Recensé : Les défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment. – Éric Dupin, La Découverte, 2014

*

Cet ouvrage est le fruit d’une enquête de terrain de près d’un an et demi (entre 2012 et 2014) dans toute la France, pendant laquelle l’auteur est parti à la rencontre de ceux qu’il nomme les « défricheurs » – c’est-à-dire des gens vivant en rupture avec les valeurs dominantes de la société, et qui « s’emploient à innover, à expérimenter de nouvelles façons de vivre, de consommer ou de produire. »

Le champ d’analyse est donc très large : des « décroissants » radicaux vivant dans des yourtes ou autres habitats légers, aux personnes œuvrant dans l’économie sociale et solidaire ou l’agriculture vraiment biologique, et enfin ceux qui privilégient simplement l’habitat partagé – bref, tous ceux qui se trouvent parfois rassemblés derrière le vocable de « créatifs culturels » (représentant jusqu’à 17% de la société française selon une étude… chiffre à considérer avec précaution).

Il va de soi que ces différents profils représentent divers niveaux de rupture avec la société française actuelle, et sont souvent loin de se considérer les uns et les autres comme faisant partie d’une même mouvance. Cependant, ils partagent à tout le moins un attachement au cadre de pensée de l’écologie, et les plus radicaux d’entre eux sont souvent proches de courants d’auto-gestion/anarchistes. Et tous veulent mettre en pratique leurs idées de manière pragmatique.

*

L’ouvrage est divisé en trois parties : la première présente les itinéraires d’« expérimentateurs » en tous genres, des « dissidents » radicaux aux « alterentrepreneurs » ; la deuxième tente de synthétiser les innovations mises en œuvre par ces gens dans différents domaines, qu’il s’agisse d’habitat, d’énergie, d’alimentation ou encore d’éducation ; et la troisième s’interroge sur la portée globale de ces actions et leur influence sur la société.

La première section déploie un éventail assez riche d’expériences, dans un cadre le plus souvent de nature micro-communautaires : fermes autogérées, écohameaux, écoles alternatives et autres « oasis » qui font souvent partie du mouvement des « colibris » de Pierre Rabhi.

Les profils varient du tout au tout, des jeunes charpentiers libertaires dans leurs cabanes en bois aux habitants expérimentés de communautés implantées de longue date et de renommée nationale (Longo Maï, par exemple), en passant par des professionnels ayant décidé d’échapper au carcan de la vie urbaine et de revenir à la terre, en explorant sérieusement les possibilités de formes « nouvelles » de communication et de prise de décision – à l’image de la méthode holacratique.

Leurs objectifs sont parfois militants : associations de promotion des énergies renouvelables (Hespul), de l’agroécologie, ou engagement politique plus classique (le plus souvent chez les Verts ou au Parti de gauche) – mais dans l’ensemble ils semblent surtout rechercher pour eux-mêmes et leurs proches un mode de vie plus simple, plus sain et joyeux, et moins destructeur.

Quant aux réalisations de plus grande envergure, tels certains centres éducatifs d’important rayonnement régional, elles dépendent de manière systématique sur des financements publics locaux. Talon d’Achille, ou inclusion dans un processus de transformation d’échelle plus vaste ?

Certains des défricheurs interviewés sont aussi d’infatigables entrepreneurs dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, qu’ils se spécialisent dans l’habitat ou l’urbanisme écologique, la réinsertion sociale, ou la promotion de l’Accorderie par exemple. Si admirables que soient nombre de leurs projets, reste à déterminer dans quelle mesure ils présentent réellement des alternatives au « Système » : comme le mentionne l’auteur, ils sont pour la plupart « toujours menacés de participer d’une sorte de “capitalisme vert.”»

*

Dans la deuxième section, l’auteur fait le point sur les « innovations » mises en œuvre par les uns et les autres dans leurs activités quotidiennes. Certaines sont moins le fruit d’inventions sociales ou technologiques : ainsi, les « nouveaux paysans » dont il est fait mention s’efforcent surtout, dans leur majorité, de redécouvrir des semences ancestrales et certaines techniques pré-industrielles, moyennant l’emploi de méthodes systématiques plus récentes : agroécologie, agroforesterie, ou biodynamie (on s’étonne de ne voir jamais mentionnée la permaculture, une mouvance et un ensemble de pratiques d’assez forte résonance dans le monde mais qui semble peiner à se faire connaître en France).

L’auteur met aussi en lumière le développement de certaines initiatives solidaires au niveau local (principalement en milieu urbain), ainsi l’Accorderie déjà citée, mais aussi épiceries solidaires (soutenant les acheteurs qui bénéficient d’une aide sociale), monnaies locales, systèmes de troc, jardins conviviaux… Autant de micro-réseaux inventifs et d’impact concret sur les vies de centaines de personnes, mais dont l’importance demeure très marginale, et qui semblent peiner à rassembler durablement au-travers des fractures de classes sociales. Peut-il en aller autrement pour l’économie solidaire dans un contexte de néolibéralisme généralisé, qui sacralise la propriété privée, et fait de la compétition entre individus la caractéristique fondamentale des relations humaines ?

Un autre secteur encore très faiblement représenté en France, contrairement à l’Allemagne ou aux pays scandinaves par exemple, est celui de l’habitat groupé : mutualisation des espaces, des équipements, et/ou des financements – notamment au travers de sociétés civiles immobilières (SCI). Seuls une vingtaine de lieux de ce type existent dans le pays en 2011, même si de nombreux nouveaux projets sont à l’étude. L’un des obstacles principaux a longtemps été de nature administrative, dû à la nécessité d’un portage politique pour chacun de ces projets ; la loi ALUR de 2014, qui a fini par créer un statut officiel pour la coopérative d’habitat, devrait permettre un certain progrès. Mais les contentieux sur le plan des idées (confort / respect de l’environnement, espace individuel / vie collective, etc.) font s’enliser nombre de réalisations potentielles ou éclater celles qui existent ; enfin, ce type d’habitat reste l’apanage des classes moyennes. En revanche, nombre des projets qui réussissent rassemblent des personnes de différentes générations, dans un véritable esprit d’entraide.

Cette partie de l’ouvrage aborde aussi la question des écoles dites « alternatives », qui elles aussi ne concernent qu’un très faible nombre d’élèves en France (à peine 20 000). Ces établissements pratiquent notamment trois grands types de pédagogies : Montessori, Steiner-Waldorf, ou Freinet, qui mettent davantage l’accent sur le développement par l’enfant de ses propres capacités de façon autonome, sur l’apprentissage global par voie artistique, et sur l’établissement d’un rapport plus étroit avec la nature. Le facteur principal limitant l’accès à ces écoles (et donc leur dissémination) reste leur non-reconnaissance générale de la part de l’Éducation nationale, fossilisée dans une attitude méfiante et bureaucratique, et qui refuse donc le plus souvent d’établir des contrats d’association avec elles : de là, des frais d’inscription prohibitifs, et par conséquent (une nouvelle fois) très peu de mixité sociale en leur sein. Ces pédagogies ont pourtant largement fait leurs preuves dans le monde entier depuis le début du XXe siècle (un bon résumé ici).

L’un des chapitres pour moi les plus instructifs est celui qui explore dans le détail certaines formes de « social-économie » : en pratique, celle-ci rassemble principalement des entreprises créées non pas en quête de profit, mais pour le bénéfice de la société. Parmi elles, de nombreuses coopératives : fonctionnant en principe sans actionnaires, et associant les travailleurs à la gestion de l’entreprises, celles-ci sont très nombreuses en France – si répandues qu’on trouve parmi elles de grands groupes commerciaux (E. Leclerc, Système U…) ou encore bancaires (Crédit Agricole, Caisse d’épargne…) peu portés sur le changement social, et dont le fonctionnement est au final susceptible des mêmes dérives que les entreprises traditionnelles. La forme seule n’est donc pas tout, loin de là, mais elle permet à tout le moins des formes de fonctionnement (notamment en autogestion) plus démocratiques et moins soumises aux seules lois du marché : ainsi Ardelaine, SCOP (Société coopérative et participative) ardéchoise très réussie produisant vêtements, couettes et matelas en laine, qui compte une trentaine de salariés, pratique l’égalité des salaires nets, et ne prélève pas de marge commerciale sur ses ventes. Cette initiative a largement permis de redynamiser l’économie locale du village où elle est implantée, ouvrant même un musée de la laine et un restaurant. Le véritable défi pour une coopérative semble être de combiner une expansion lui permettant de rester compétitive au niveau national ou international, tout en restant fidèle à ses valeurs initiales ; deux exemples de ce cas de figure : Acome (câblage électrique, 1400 salariés-sociétaires) et Scopelec (matériel de télécoms, 2300 employés). Leurs marges restent très inférieures à celles pratiquées par leurs concurrents, et la gestion démocratique de l’entreprise peut s’avérer complexe, mais les salariés/sociétaires y sont bien plus satisfaits de leurs conditions de travail et en meilleure santé que dans bien d’autres entreprises financiarisées.

Parmi d’autres formes innovantes, on trouve aussi les Coopératives d’activités et d’emploi (CAE) qui fédèrent et mutualisent les entrepreneurs individuels pour leur offrir une meilleure protection sociale (chacun devient à la fois entrepreneur et salarié) ; les banques solidaires (telles la Nef), qui ne financent que des projets ayant une plus-value sociale, écologique ou culturelle ; ou encore les monnaies locales complémentaires, déjà évoquées. Cette économie sociale et solidaire, en pleine croissance dans le pays (+23,8% d’emplois de 2000 à 2012) peut-elle contribuer à orienter le système tout entier vers un nouveau modèle, moins dépendant de la croissance économique ?

Cette partie donne aussi un aperçu rapide du réseau des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture agricole), qui connaissent désormais un succès considérable en France (200 000 consommateurs en 2012). Mettant en relation directe producteurs et consommateurs, ces associations donnent aux premier la possibilité de pratiquer une agriculture écologique avec un fort soutien local (revenu garanti), et aux seconds de se nourrir chaque semaine de produits frais, goûteux, et dépourvus de pesticides.

*

Éric Dupin clôt son ouvrage sur quelques réflexions au sujet de l’impact potentiel des alternatives évoquées sur la société dans son ensemble : comment ces pratiques, qui restent marginales, pourraient-elles en venir à constituer de nouvelles fondations sociales et économiques ?

Il part à la rencontre de Pierre Rabhi, fondateur du mouvement Colibris et du réseau des Oasis, et de loin la référence intellectuelle la plus répandue chez les « défricheurs ». Selon Rabhi, assez pessimiste, le salut ne peut être qu’individuel : il s’agit pour chacun de s’affranchir de la folie consumériste, et de « faire sa part » comme le colibri de la légende – accepter une simplicité volontaire dans un esprit d’entraide, en petites communautés, et montrer l’exemple en attendant l’écroulement du système. Le philosophe considère très peu, toutefois, les moyens d’une action politique qui puisse apporter un réel changement – sans parler du confort apporté par bien des technologies modernes, dont peu de gens sont prêts à se passer s’ils ont le choix.

Dupin évoque aussi les thèses de la « décroissance », finalement assez proches des idées de Pierre Rabhi du fait de l’accent qu’elles places sur la simplicité matérielle volontaire. On peut regretter que l’auteur s’attarde assez peu, en revanche, sur les conditions qui pourraient mener à une économie stationnaire (croissance zéro) non catastrophique, telle qu’évoquée notamment par Herman Daly ; question pourtant cruciale, étant donnée l’impossibilité actuelle pour les théories économiques en vigueur d’accepter un tel état.

Peut-il y avoir un « changement par les îlots » ? Le problème principal semble être la forte homogénéité sociale de la plupart des défricheurs, au profil très particulier – « des personnes, souvent issues des classes moyennes, pas forcément argentées mais dotées d’un haut niveau culturel », dont très peu sont issus de l’immigration récente – surtout concentrés dans le sud et l’ouest du pays. Dans leur majorité, ils sont en retrait par rapport aux partis politiques, et ne lisent pas les informations. Ajoutons à cela la forte concentration du système politique français, doublé d’une représentation politique non proportionnelle, et la possibilité d’un « essaimage » que tant de gens appellent de leurs vœux paraît pour le moins compromise… Comment atteindre une masse critique à même de faire pencher la balance ?

L’émergence de nouveaux espaces démocratiques permettant à cette constellation d’initiatives et d’individus de se rencontrer et de s’allier, en-dehors d’un champ politique désavoué, semble être un prérequis indispensable. Dans cet esprit, le travail du Collectif pour une transition citoyenne ou des États généraux du pouvoir citoyen est intéressant, bien que ces organisations n’en soient encore qu’à leurs débuts ; les demandes de rédaction d’une nouvelle constitution, ou encore les essais de démocratie « participative » ou « directe », sur un plan local, pourraient aussi s’avérer porteurs – si tant est qu’ils puissent prendre une plus grande ampleur.

*

En conclusion, s’il faut admettre à quel point les différents parcours et actions présentés au fil de ce livre sont inspirants, dans leur diversité et leur inventivité, l’éclatement et la marginalité qui les caractérisent donnent une idée du trajet qui reste à accomplir pour que les dérives (sociales, économiques, écologiques) contre lesquels s’érigent les « défricheurs » puissent être remplacées par une nouvelle forme de société. Le système capitaliste est en effet extrêmement adaptable et maître dans l’art de la récupération ; par ailleurs, la majorité de la population française reste encore largement passive vis-à-vis de ces problématiques.

Je suis assez d’accord avec Éric Dupin lorsqu’il souligne l’importance de la transformation sociale, qui doit être complémentaire de la dimension personnelle : à l’heure de la crise climatique et des extinctions de masse qui caractérisent l’anthropocène, il devient difficile de justifier – contrairement aux années 1960 ou 70 – le « drop-out » pur et simple. Aucune « Oasis », si bien conçue soit-elle, ne peut être à l’abri des réactions en chaîne catastrophiques dont on pressent de plus en plus clairement la possibilité. Quant à « l’écroulement du système » attendu par certains, peut-on vraiment en attendre une panacée ? L’histoire montre bien plutôt que « les catastrophes ont des effets régressifs sur les sociétés humaines. Elle nourrissent des peurs et des égoïsmes qui pavent la voie de régimes autoritaires. »

Si les défricheurs jouent un rôle essentiel, dans leur exploration de voies nouvelles, il est donc impératif qu’ils constituent des alliances solides et efficaces pour que la portée de leurs initiatives en viennent à dépasser un champ purement local.

*

Outre sa fonction (essentielle) de catalogue d’actions et de solutions innovantes à un instant T, qui offre un contrepoint français éclairant à certains ouvrages en anglais (ainsi le Dictionary of Alternatives de M. Parker, V. Fournier, P. Reedy et S. Shukaitis), ce livre d’Éric Dupin permet aussi de se familiariser avec certaines structures ou cadres juridiques aux acronymes obscurs, dont le grand public aura peut-être assez peu entendu parler : GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun), SCI (Société civile immobilière), et autres SCIC (Sociétés coopératives d’intérêt collectif) – on regrettera d’ailleurs l’absence d’index en fin d’ouvrage.

L’auteur réussit à conjuguer curiosité, bienveillance et esprit critique dans ses descriptions des nombreux « défricheurs » qu’il rencontre, sans tomber dans la condescendance ni la naïveté. Son ouvrage constituera donc une somme d’informations ainsi qu’une source d’inspiration pour quiconque réfléchit à rejoindre leurs rangs (dispersés), et s’interroge sur les limites et les possibilités du changement « par le bas ».

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Les défricheurs

Recensé : Les défricheurs. Voyage dans la France qui innove vraiment. – Éric Dupin, La Découverte, 2014

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Cet ouvrage est le fruit d’une enquête de terrain de près d’un an et demi (entre 2012 et 2014) dans toute la France, pendant laquelle l’auteur est parti à la rencontre de ceux qu’il nomme les « défricheurs » – c’est-à-dire des gens vivant en rupture avec les valeurs dominantes de la société, et qui « s’emploient à innover, à expérimenter de nouvelles façons de vivre, de consommer ou de produire. »

Le champ d’analyse est donc très large : des « décroissants » radicaux vivant dans des yourtes ou autres habitats légers, aux personnes œuvrant dans l’économie sociale et solidaire ou l’agriculture vraiment biologique, et enfin ceux qui privilégient simplement l’habitat partagé – bref, tous ceux qui se trouvent parfois rassemblés derrière le vocable de « créatifs culturels » (représentant jusqu’à 17% de la société française selon une étude… chiffre à considérer avec précaution).

Il va de soi que ces différents profils représentent divers niveaux de rupture avec la société française actuelle, et sont souvent loin de se considérer les uns et les autres comme faisant partie d’une même mouvance. Cependant, ils partagent à tout le moins un attachement au cadre de pensée de l’écologie, et les plus radicaux d’entre eux sont souvent proches de courants d’auto-gestion/anarchistes. Et tous veulent mettre en pratique leurs idées de manière pragmatique.

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L’ouvrage est divisé en trois parties : la première présente les itinéraires d’« expérimentateurs » en tous genres, des « dissidents » radicaux aux « alterentrepreneurs » ; la deuxième tente de synthétiser les innovations mises en œuvre par ces gens dans différents domaines, qu’il s’agisse d’habitat, d’énergie, d’alimentation ou encore d’éducation ; et la troisième s’interroge sur la portée globale de ces actions et leur influence sur la société.

La première section déploie un éventail assez riche d’expériences, dans un cadre le plus souvent de nature micro-communautaires : fermes autogérées, écohameaux, écoles alternatives et autres « oasis » qui font souvent partie du mouvement des « colibris » de Pierre Rabhi.

Les profils varient du tout au tout, des jeunes charpentiers libertaires dans leurs cabanes en bois aux habitants expérimentés de communautés implantées de longue date et de renommée nationale (Longo Maï, par exemple), en passant par des professionnels ayant décidé d’échapper au carcan de la vie urbaine et de revenir à la terre, en explorant sérieusement les possibilités de formes « nouvelles » de communication et de prise de décision – à l’image de la méthode holacratique.

Leurs objectifs sont parfois militants : associations de promotion des énergies renouvelables (Hespul), de l’agroécologie, ou engagement politique plus classique (le plus souvent chez les Verts ou au Parti de gauche) – mais dans l’ensemble ils semblent surtout rechercher pour eux-mêmes et leurs proches un mode de vie plus simple, plus sain et joyeux, et moins destructeur.

Quant aux réalisations de plus grande envergure, tels certains centres éducatifs d’important rayonnement régional, elles dépendent de manière systématique sur des financements publics locaux. Talon d’Achille, ou inclusion dans un processus de transformation d’échelle plus vaste ?

Certains des défricheurs interviewés sont aussi d’infatigables entrepreneurs dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, qu’ils se spécialisent dans l’habitat ou l’urbanisme écologique, la réinsertion sociale, ou la promotion de l’Accorderie par exemple. Si admirables que soient nombre de leurs projets, reste à déterminer dans quelle mesure ils présentent réellement des alternatives au « Système » : comme le mentionne l’auteur, ils sont pour la plupart « toujours menacés de participer d’une sorte de “capitalisme vert.”»

*

Dans la deuxième section, l’auteur fait le point sur les « innovations » mises en œuvre par les uns et les autres dans leurs activités quotidiennes. Certaines sont moins le fruit d’inventions sociales ou technologiques : ainsi, les « nouveaux paysans » dont il est fait mention s’efforcent surtout, dans leur majorité, de redécouvrir des semences ancestrales et certaines techniques pré-industrielles, moyennant l’emploi de méthodes systématiques plus récentes : agroécologie, agroforesterie, ou biodynamie (on s’étonne de ne voir jamais mentionnée la permaculture, une mouvance et un ensemble de pratiques d’assez forte résonance dans le monde mais qui semble peiner à se faire connaître en France).

L’auteur met aussi en lumière le développement de certaines initiatives solidaires au niveau local (principalement en milieu urbain), ainsi l’Accorderie déjà citée, mais aussi épiceries solidaires (soutenant les acheteurs qui bénéficient d’une aide sociale), monnaies locales, systèmes de troc, jardins conviviaux… Autant de micro-réseaux inventifs et d’impact concret sur les vies de centaines de personnes, mais dont l’importance demeure très marginale, et qui semblent peiner à rassembler durablement au-travers des fractures de classes sociales. Peut-il en aller autrement pour l’économie solidaire dans un contexte de néolibéralisme généralisé, qui sacralise la propriété privée, et fait de la compétition entre individus la caractéristique fondamentale des relations humaines ?

Un autre secteur encore très faiblement représenté en France, contrairement à l’Allemagne ou aux pays scandinaves par exemple, est celui de l’habitat groupé : mutualisation des espaces, des équipements, et/ou des financements – notamment au travers de sociétés civiles immobilières (SCI). Seuls une vingtaine de lieux de ce type existent dans le pays en 2011, même si de nombreux nouveaux projets sont à l’étude. L’un des obstacles principaux a longtemps été de nature administrative, dû à la nécessité d’un portage politique pour chacun de ces projets ; la loi ALUR de 2014, qui a fini par créer un statut officiel pour la coopérative d’habitat, devrait permettre un certain progrès. Mais les contentieux sur le plan des idées (confort / respect de l’environnement, espace individuel / vie collective, etc.) font s’enliser nombre de réalisations potentielles ou éclater celles qui existent ; enfin, ce type d’habitat reste l’apanage des classes moyennes. En revanche, nombre des projets qui réussissent rassemblent des personnes de différentes générations, dans un véritable esprit d’entraide.

Cette partie de l’ouvrage aborde aussi la question des écoles dites « alternatives », qui elles aussi ne concernent qu’un très faible nombre d’élèves en France (à peine 20 000). Ces établissements pratiquent notamment trois grands types de pédagogies : Montessori, Steiner-Waldorf, ou Freinet, qui mettent davantage l’accent sur le développement par l’enfant de ses propres capacités de façon autonome, sur l’apprentissage global par voie artistique, et sur l’établissement d’un rapport plus étroit avec la nature. Le facteur principal limitant l’accès à ces écoles (et donc leur dissémination) reste leur non-reconnaissance générale de la part de l’Éducation nationale, fossilisée dans une attitude méfiante et bureaucratique, et qui refuse donc le plus souvent d’établir des contrats d’association avec elles : de là, des frais d’inscription prohibitifs, et par conséquent (une nouvelle fois) très peu de mixité sociale en leur sein. Ces pédagogies ont pourtant largement fait leurs preuves dans le monde entier depuis le début du XXe siècle (un bon résumé ici).

L’un des chapitres pour moi les plus instructifs est celui qui explore dans le détail certaines formes de « social-économie » : en pratique, celle-ci rassemble principalement des entreprises créées non pas en quête de profit, mais pour le bénéfice de la société. Parmi elles, de nombreuses coopératives : fonctionnant en principe sans actionnaires, et associant les travailleurs à la gestion de l’entreprises, celles-ci sont très nombreuses en France – si répandues qu’on trouve parmi elles de grands groupes commerciaux (E. Leclerc, Système U…) ou encore bancaires (Crédit Agricole, Caisse d’épargne…) peu portés sur le changement social, et dont le fonctionnement est au final susceptible des mêmes dérives que les entreprises traditionnelles. La forme seule n’est donc pas tout, loin de là, mais elle permet à tout le moins des formes de fonctionnement (notamment en autogestion) plus démocratiques et moins soumises aux seules lois du marché : ainsi Ardelaine, SCOP (Société coopérative et participative) ardéchoise très réussie produisant vêtements, couettes et matelas en laine, qui compte une trentaine de salariés, pratique l’égalité des salaires nets, et ne prélève pas de marge commerciale sur ses ventes. Cette initiative a largement permis de redynamiser l’économie locale du village où elle est implantée, ouvrant même un musée de la laine et un restaurant. Le véritable défi pour une coopérative semble être de combiner une expansion lui permettant de rester compétitive au niveau national ou international, tout en restant fidèle à ses valeurs initiales ; deux exemples de ce cas de figure : Acome (câblage électrique, 1400 salariés-sociétaires) et Scopelec (matériel de télécoms, 2300 employés). Leurs marges restent très inférieures à celles pratiquées par leurs concurrents, et la gestion démocratique de l’entreprise peut s’avérer complexe, mais les salariés/sociétaires y sont bien plus satisfaits de leurs conditions de travail et en meilleure santé que dans bien d’autres entreprises financiarisées.

Parmi d’autres formes innovantes, on trouve aussi les Coopératives d’activités et d’emploi (CAE) qui fédèrent et mutualisent les entrepreneurs individuels pour leur offrir une meilleure protection sociale (chacun devient à la fois entrepreneur et salarié) ; les banques solidaires (telles la Nef), qui ne financent que des projets ayant une plus-value sociale, écologique ou culturelle ; ou encore les monnaies locales complémentaires, déjà évoquées. Cette économie sociale et solidaire, en pleine croissance dans le pays (+23,8% d’emplois de 2000 à 2012) peut-elle contribuer à orienter le système tout entier vers un nouveau modèle, moins dépendant de la croissance économique ?

Cette partie donne aussi un aperçu rapide du réseau des AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture agricole), qui connaissent désormais un succès considérable en France (200 000 consommateurs en 2012). Mettant en relation directe producteurs et consommateurs, ces associations donnent aux premier la possibilité de pratiquer une agriculture écologique avec un fort soutien local (revenu garanti), et aux seconds de se nourrir chaque semaine de produits frais, goûteux, et dépourvus de pesticides.

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Éric Dupin clôt son ouvrage sur quelques réflexions au sujet de l’impact potentiel des alternatives évoquées sur la société dans son ensemble : comment ces pratiques, qui restent marginales, pourraient-elles en venir à constituer de nouvelles fondations sociales et économiques ?

Il part à la rencontre de Pierre Rabhi, fondateur du mouvement Colibris et du réseau des Oasis, et de loin la référence intellectuelle la plus répandue chez les « défricheurs ». Selon Rabhi, assez pessimiste, le salut ne peut être qu’individuel : il s’agit pour chacun de s’affranchir de la folie consumériste, et de « faire sa part » comme le colibri de la légende – accepter une simplicité volontaire dans un esprit d’entraide, en petites communautés, et montrer l’exemple en attendant l’écroulement du système. Le philosophe considère très peu, toutefois, les moyens d’une action politique qui puisse apporter un réel changement – sans parler du confort apporté par bien des technologies modernes, dont peu de gens sont prêts à se passer s’ils ont le choix.

Dupin évoque aussi les thèses de la « décroissance », finalement assez proches des idées de Pierre Rabhi du fait de l’accent qu’elles places sur la simplicité matérielle volontaire. On peut regretter que l’auteur s’attarde assez peu, en revanche, sur les conditions qui pourraient mener à une économie stationnaire (croissance zéro) non catastrophique, telle qu’évoquée notamment par Herman Daly ; question pourtant cruciale, étant donnée l’impossibilité actuelle pour les théories économiques en vigueur d’accepter un tel état.

Peut-il y avoir un « changement par les îlots » ? Le problème principal semble être la forte homogénéité sociale de la plupart des défricheurs, au profil très particulier – « des personnes, souvent issues des classes moyennes, pas forcément argentées mais dotées d’un haut niveau culturel », dont très peu sont issus de l’immigration récente – surtout concentrés dans le sud et l’ouest du pays. Dans leur majorité, ils sont en retrait par rapport aux partis politiques, et ne lisent pas les informations. Ajoutons à cela la forte concentration du système politique français, doublé d’une représentation politique non proportionnelle, et la possibilité d’un « essaimage » que tant de gens appellent de leurs vœux paraît pour le moins compromise… Comment atteindre une masse critique à même de faire pencher la balance ?

L’émergence de nouveaux espaces démocratiques permettant à cette constellation d’initiatives et d’individus de se rencontrer et de s’allier, en-dehors d’un champ politique désavoué, semble être un prérequis indispensable. Dans cet esprit, le travail du Collectif pour une transition citoyenne ou des États généraux du pouvoir citoyen est intéressant, bien que ces organisations n’en soient encore qu’à leurs débuts ; les demandes de rédaction d’une nouvelle constitution, ou encore les essais de démocratie « participative » ou « directe », sur un plan local, pourraient aussi s’avérer porteurs – si tant est qu’ils puissent prendre une plus grande ampleur.

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En conclusion, s’il faut admettre à quel point les différents parcours et actions présentés au fil de ce livre sont inspirants, dans leur diversité et leur inventivité, l’éclatement et la marginalité qui les caractérisent donnent une idée du trajet qui reste à accomplir pour que les dérives (sociales, économiques, écologiques) contre lesquels s’érigent les « défricheurs » puissent être remplacées par une nouvelle forme de société. Le système capitaliste est en effet extrêmement adaptable et maître dans l’art de la récupération ; par ailleurs, la majorité de la population française reste encore largement passive vis-à-vis de ces problématiques.

Je suis assez d’accord avec Éric Dupin lorsqu’il souligne l’importance de la transformation sociale, qui doit être complémentaire de la dimension personnelle : à l’heure de la crise climatique et des extinctions de masse qui caractérisent l’anthropocène, il devient difficile de justifier – contrairement aux années 1960 ou 70 – le « drop-out » pur et simple. Aucune « Oasis », si bien conçue soit-elle, ne peut être à l’abri des réactions en chaîne catastrophiques dont on pressent de plus en plus clairement la possibilité. Quant à « l’écroulement du système » attendu par certains, peut-on vraiment en attendre une panacée ? L’histoire montre bien plutôt que « les catastrophes ont des effets régressifs sur les sociétés humaines. Elle nourrissent des peurs et des égoïsmes qui pavent la voie de régimes autoritaires. »

Si les défricheurs jouent un rôle essentiel, dans leur exploration de voies nouvelles, il est donc impératif qu’ils constituent des alliances solides et efficaces pour que la portée de leurs initiatives en viennent à dépasser un champ purement local.

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Outre sa fonction (essentielle) de catalogue d’actions et de solutions innovantes à un instant T, qui offre un contrepoint français éclairant à certains ouvrages en anglais (ainsi le Dictionary of Alternatives de M. Parker, V. Fournier, P. Reedy et S. Shukaitis), ce livre d’Éric Dupin permet aussi de se familiariser avec certaines structures ou cadres juridiques aux acronymes obscurs, dont le grand public aura peut-être assez peu entendu parler : GAEC (Groupement agricole d’exploitation en commun), SCI (Société civile immobilière), et autres SCIC (Sociétés coopératives d’intérêt collectif) – on regrettera d’ailleurs l’absence d’index en fin d’ouvrage.

L’auteur réussit à conjuguer curiosité, bienveillance et esprit critique dans ses descriptions des nombreux « défricheurs » qu’il rencontre, sans tomber dans la condescendance ni la naïveté. Son ouvrage constituera donc une somme d’informations ainsi qu’une source d’inspiration pour quiconque réfléchit à rejoindre leurs rangs (dispersés), et s’interroge sur les limites et les possibilités du changement « par le bas ».

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