Pur ciel bleu dans cette aurore andalouse. Cordoue est encore plongée dans le silence, troublé seulement par le bruit d’oiseaux inconnus dans les palmiers. Je marche jusqu’aux rives du Guadalquivir, contourne les fortifications, débouche enfin sur la place où se dresse la très célèbre Mezquita.

yeu

 

Cette mosquée, qui a plus d’un millénaire d’histoire dans ses pierres, doit sa renommée à une grandiose salle de prière ; celle-ci est aménagée d’un millier de colonnes, de différentes tailles, formes ou chapiteaux car enlevées à toutes sortes de palais et de temples aux origines diverses. Toutes sont harmonieusement reliées par des arcs doubles striés de rouge-brun et de blanc, pour évoquer une vaste palmeraie.

 

Mais honte éternelle aux chrétiens, qui n’ont rien trouvé de plus ingénieux, après avoir chassé les Maures de la ville, que d’obstruer dix-huit des dix-neuf portes de l’édifice par le biais de chapelles outrancièrement catholiques, et par-dessus tout de commettre l’excroissance cancérigène d’une sorte d’église — pompeusement baptisée « cathédrale » — en plein cœur de cette merveilleuse colonnade intérieure, réduisant ainsi à néant la sensation d’infini qui devait auparavant sublimer le lieu. Angelots grassouillets et austères calligraphies se côtoient d’une arche à l’autre, dans un œcuménisme grotesque, qui ne justifie pas les derniers outrages ainsi subis par la muse Architecture.

 

Vague après vague, déferlent des flots de touristes ; ils se figent invariablement dans la pose photographique propre à leur espèce et dédaignent l’écriteau apposé à l’entrée, qui prêche en vain le silence. Les flashs illuminent l’espace en salves blanches et serrées.

 

Au-dehors, une superbe cour dont les fontaines et les orangers se font l’écho de la colonnade. Les paupières alourdies par mon trajet nocturne, je me repose un moment sur une margelle de pierre au bord de l’eau, à l’ombre d’un arbre. Comme on se souvient peu de la splendeur et du raffinement de cette civilisation, aujourd’hui qu’elle n’évoque plus que misère, violence et fanatisme…

 

 

12h30. Plaza del Potro. Arrivée d’un rémouleur, qui fait savoir sa venue en soufflant une mélodie stridente sur sa flûte de pan, d’un beau plastique bleu. Le ciel est d’azur profond, la chaleur ardente, et je préfère ne pas imaginer dans quel état me laissera le verre d’excellent vin blanc que je sirote à cette terrasse. Le rémouleur vient de se jucher sur son vélo pour affûter le couteau qu’à tiré de sa poche un vieillard, assis comme moi à la terrasse de cette taverna, et certainement plus éméché que sa lame n’est émoussée. Sur le vélo est monté un mécanisme qui, par le biais des pédales, entraîne une petite meule placée sur le guidon.

 

D’après mes quelques photocopies de guide de voyage, Cervantès aurait qualifié cette place où je me trouve de « nid de voleurs ». J’y vois plutôt un avant-poste des Enfers — le tenancier de cette taverne prépare un gazpacho à damner père et mère, et le reste de la famille avec. Ma conscience s’en accommode pourtant, et je savoure l’intense plaisir du vice. Charme puissant de ces villes aux murs blancs de soleil !

 

Mon festin terminé, je promène mon estomac repu dans le dédale des ruelles, toujours à l’affût de l’ombre salvatrice ; au moindre pas dans la lumière, J’ai l’impression qu’on cherche à m’écraser à grands coups de tôle ondulée brûlante. Je me faufile ainsi à l’aveuglette au travers des anciens quartiers musulmans, chrétiens, juifs ; les rues sont désertes, toutes les portes closes. Des orangers sont plantés le long des trottoirs, comme on fait chez nous des platanes ; accrochés à leurs branches, d’invisibles insectes émettent des stridulations assourdissantes, dans lesquelles se noie tout autre son.

 

Enfin apparaît mon Eden, sous la forme d’une pelouse d’honnête allure, ombragée par un arbre gigantesque. Je m’y étends de tout mon long, vaguement fasciné par des volées de moineaux et de pigeons qui se roulent dans la poussière comme des chats, non loin de moi, les plumes ébouriffées, l’œil stupide et le bec entrouvert en silencieuse protestation contre la chaleur accablante.

 

Daydreaming.

 

Je repense aux jardins de l’Alcázar visités le matin, et à l’éternel murmure de l’eau lentement portée dans la terre par les canaux, depuis des siècles.

yeu

 

 

Trois heures plus tard, un nouveau train. Incertain jubjotage entre lecture, somnolence et contemplation d’un somptueux paysage ; la voie serpente au cœur de montagnes verdoyantes aux flancs desquelles se perchent de petites maisons aux murs clairs, toits d’un rouge brillant.

 

Algésiras. Adi, premier CouchSurfer ayant promis de m’héberger sur mon trajet, vient me chercher à la porte. Il est israélien, et vit ici depuis qu’il s’y est marié, dix ans auparavant. Divorcé depuis, voit sa petite fille de temps et temps. La trentaine, un grand sens de l’humour, ouvre son petit appartement aux quatre vents. Il travaille dans une entreprise de casino en ligne basée à Gibraltar, dont on voit le rocher depuis la terrasse. Adi est aussi moniteur de plongée, et semble effectivement être un homme des profondeurs, amateur de silence et de solitude. Les vagues sont à quelques mètres de sa porte d’entrée.

 

L’intolérable lumière de la grosse lampe ronde, sur la terrasse, est tamisée par une serviette multicolore qui bat dans le vent du large. Dans la fumée d’un joint, savoureux produit de la contrebande locale, Adi m’explique par le menu les différences entre le vent du ponant, qui dégage la vue et rend la mer aussi claire qu’un atoll du Pacifique – et le vent du levant, qui vient frapper comme en ce moment le rocher de Gibraltar et former contre lui des nuées blanches, ce qui le change en volcan de mauvais augure. En fond sonore, la guitare de Paco de Lucía, enfant du pays dont je connaissais un morceau fameux sans savoir qu’on y entend, justement, le vent du ponant d’Algésiras cédant la place à celui du levant.