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10h et quelques. Avignon centre. Ecrire ne changera rien. Mais je sens que je n’ai pas le choix.

 

15h08. Portbou, Espagne. Dans cette petite gare, nous attendons vraisemblablement tous le train pour Barcelone. Moyenne d’âge des voyageurs : la vingtaine. Jeunes Européens propres sur eux. Accents germaniques. Froissis des pages de guides touristiques. Mâchoires saines mastiquant sandwiches. Jeunes filles en costumes affriolants d’étés estudiantins sur la Méditerranée.

 

16h20. Dans le train pour Barcelone. Impression tenace de me trouver au beau milieu d’une colonie de vacances internationale, à présent tout le monde autour de moi parle anglais ou français – sauf un quadragénaire contrit qui s’est adressé à moi en espagnol, croyant avoir affaire à un autochtone, et qui s’est montré fort exaspéré du contraire – ainsi qu’un individu hirsute aux mains difformes étrangement agrippées sur un verre de vin, qui a déboulé sur le quai en hurlant des paroles incompréhensibles sans s’adresser à personne en particulier, haine inarticulée source d’une grande hilarité parmi la foule des étudiants.

 

Assis face à moi, un vieux couple anglophone, apparemment des Britanniques ; la dame, aux yeux perçants et visage tout sourire ; saisit le moindre prétexte pour se gausser de la situation, et partager ses réflexions sur les différents passagers avec son mari en de longues messes basses chuchotées à son oreille ; ce dernier marmonne toujours un vague assentiment, l’air effrayé qu’on surprenne leur conversation.

 

(quelques heures plus tard) En fin de compte, ils arrivent de Nouvelle-Zélande. Rodney et Michelle. Lui farouche, grands yeux bleus écarquillés en perpétuel ahurissement – elle rieuse et loquace, véritable siphon à conversation. Très aimables. Grands amateurs de voyages ferroviaires, lancés dans un tour de l’Europe en train. Michelle engage la conversation en me voyant lire – laborieusement – mon livre en mandarin : elle avait commencé l’apprentissage de cette langue elle-même, par correspondance, avant d’arrêter. Nous parlons cinéma, ils m’expliquent bien des choses sur les Maoris ; je les époustoufle en leur apprenant qu’une nouvelle loi est en passe d’être adoptée dans leur pays contre la vente d’alcool dans les petites épiceries au coin des rues – événement capital dont je suis au fait par la grâce de l’une de mes ultimes revues de presse pour l’industrie de l’alcool, avant que de quitter le Bureau pour toujours. Je m’entends avec Rodney et Michelle comme larrons en foire ; ils me laissent même leur adresse en pays kiwi, au cas où.

 

Barcelona Sants. Lâcher de mon lourd sac bleu à la consigne, encore deux heures avant mon départ pour Cordoue. Dehors, le ciel est plombé d’hydrocarbures incandescents. À l’instinct je vadrouille, une avenue me porte amplement jusqu’au pied de vastes édifices, culminant avec le musée d’Art moderne qui domine la ville du haut de sa colline. Délire de végétation, d’escaliers, de fontaines à sec dans l’air vicié ; empire du stuc en folie. Je parviens au sommet trop tard pour le musée, portes closes ; je m’absorbe moment dans la contemplation de la cité en contrebas – ses murs sales, ses grues immobiles – mais j’ai l’oreille titillée par les échos d’un concert de jazz endiablé, qui me paraît se dérouler non loin de là. Mû par une impulsion subite, je me lance à la recherche de l’endroit, bien conscient de ne disposer que d’une courte demi-heure avant le départ du train pour Cordoue – et disparais dans les ombres d’une jungle grasse et foisonnante, envahissant de ses lianes enchevêtrées les allées gravillonnées des palais de Maharadjas qui se pressent au flanc de cette colline, où j’ai l’heur de voir se matérialiser quelque déesse, créature sublime et manucurée, aux galbes parfaits, promenant en laisse de minuscules canidés prudents et apprêtés – quand mon ouïe me guide enfin aux portes du « Teatro Griego », au cœur de la flore luxuriante s’étendant par-delà le musée d’Ethnologie – mais comme je touche au but, une paire de solides gorilles me barre soudain le passage, pour un prétexte fallacieux (je n’ai pas de ticket).

 

Retour au pas de course, et le temps de récupérer mon sac et d’acquérir une indispensable pomme verte dans un hypermarché, où une jeune caissière sourit sans un mot devant mon achat rustique – je trouve le quai, le train, le wagon et la place ; je m’y effondre à peine quelques instants avant le départ, éclaboussant de ma transpiration les alentours.

 

À côté de moi, une dame d’une cinquantaine d’années. Elle est mexicaine, se rend à Málaga voir de la famille, et se montre d’une angélique patience devant mes bredouillements hispaniques – peut-être parce que je lui ai sacrifié l’une de mes bouteilles d’eau, secouée qu’elle était par des accès de toux certainement mesurables sur l’échelle de Richter. Ce n’est donc pas sur une couchette que je vais passer ce voyage de nuit, comme je l’avais naïvement escompté ; mais la conversation est agréable, et je me réjouis d’entendre partout la musique allègre et sèche de l’espagnol, et toutes ces voix qui plaisantent et s’invectivent d’un bout à l’autre du wagon. Par malheur, l’air conditionné semble destiné à nous cryogéniser, phénomène qui s’arrangera au cours de la nuit (sans doute après l’élimination justifiée du mauvais drôle en charge de la réfrigération).