Je remarque malgré moi qu'il prend un soin tout particulier à jeter ses mouchoirs en papier dans les poubelles du parc, ce qui n'est pas courant à Pékin. Il m'apprend qu'avant de prendre sa retraite, il a œuvré dans la sauvegarde de l'environnement ; qu'il a selon lui été l'un des premiers à travailler dans ce sens, d'ailleurs, dans tout le pays. Il m'accompagne jusqu'à l'arrêt de bus, où il me quitte enfin, et s'en repart de son pas leste, casquette coiffant ses cheveux d'argent.
Photos.
Avant tout, les photos que vous n'avez cessé de me réclamer, ô vous mes milliers d'admirateurs anonymes : les photos de mon 31 décembre dernier. C'est-à-dire, ce jour qui date d'il y a moins d'un mois ! Que je suis preste.
1. Ici, quelques clichés qui ont ceci d'intéressant qu'ils enregistrent à jamais ma toute première séance de patin à glace, au matin de ce 31 décembre suscité ; cela se déroula sur le lac de l'Université de Beijing, tous les jeunes gens que l'on voit donc batifoler follement ont généralement vingt ans passés. Ces photos ont cependant cela d'inintéressant qu'on ne m'y voit pas tomber. Mais vous vous en doutez, tomber étant l'apanage discutable du médiocre, du vulgaire, je ne chus naturellement pas ! De temps en temps, je décidai simplement de déserter l'arrogance du bipédisme pour une situation horizontalisante, bien plus sage.
2. Là, les photos saisies le soir même : je me suis rendu pour le Réveillon dans un petit bar-salle de concert fort connu pour ses programmations musicales dites "alternatives et indépendantes" : le "Nameless Highland" (无名高地) ; ce soir-là, l'alternation et l'indépendance étaient placées sous le signe du folk-rock — c'est-à-dire d'une musique évitant a priori le hurlement hargneux (au contraire du punk-rock, dois-je préciser pour les novices), tout comme l'invocation satanique (au contraire, comme chacun sait, du black metal), sans pour autant servir de sucre électrique aux voix miaulantes des starlettes locales (ce qui reste, lecteur, la caractéristique entre toutes la plus hideuse et répugnante de la pop, à l'égard de laquelle l'honnête homme se doit de faire montre de la plus grande fermeté, en vue d'éradiquer à jamais ce fléau musical gangrénant l'humanité). Le folk, en revanche, se caractérise par sa guitare acoustique omniprésente, ses tambourins, voire son accordéon et son harmonica occasionnels, ainsi que par des textes généralement assez travaillés — ce qui est appréciable quand on peut l'apprécier (votre humble serviteur n'en est pas encore là).
Considérant l'éloignement préjudiciable de la boîte en question de tout transport en commun (précisons ici qu'à Beijing, le métro — aux dimensions déjà atrophiées comparées à l'étendue de la ville — ne circule plus après 22h30, et puisse-t-il mille fois crever le bureaucrate immonde surgi des tréfonds de l'enfer qui décida de cette mesure), je résolus de m'y rendre en vélo, malgré la froidure et la neige et les loups. En effet, d'après mon plan de la ville, il me suffisait en principe de sortir de chez moi, de tourner à droite puis à gauche, et enfin de continuer tout droit pendant une demi-heure peut-être le long d'une grande artère pour me trouver alors en un rien de temps au lieu dit. Fort de cette bienheureuse certitude — ne souris pas, lecteur ! mon innocente jeunesse explique ce reste de confiance naïve que j'accorde encore à l'humanité et à ses œuvres — je m'élançai donc, drapé dans mon manteau le plus épais et coiffé de mon proverbial bonnet.
Arrivé à mi-chemin, un garde et une barrière surgirent en travers de la route. Le garde me fit signe qu'on ne passait pas. Motif : chantier. Je lui demandai, avec une grande affabilité, s'il était possible de contourner ledit chantier par le nord. Il grogna une espèce d'affirmation en réponse, et je le crus. Une grave erreur d'interprétation, de toute évidence ; à la lueur du jour, il m'apparaît désormais que ce dut être quelque grognement de douleur que le pauvre homme laissa échapper à ce moment-là, perclus comme il l'était de cruelles engélures. Quoi qu'il en soit, vingt minutes plus tard, je pédalais toujours dans la direction du nord, toutes les routes menant vers l'est étant barrées. La situation s'expliquait d'elle-même : j'étais tombé sur une grande diablerie de chantier olympique.
Armé pourtant d'une détermination sans faille, je continuai à longer ces bâtiments sinistres aux silhouettes fantomatiques englouties à demi dans le brouillard glacial, mais d'où jaillissaient ici et là les étoiles fugaces des fers à souder ; l'air était empli du bruit sourd de la poutrelle métallique résonnant sous la pelle et le marteau (et ne me demandez pas ce qu'on peut faire avec une poutrelle métallique, une pelle et un marteau. J'aurais pu parler d'une faucille, mais c'eût été saillie bien facile). Jour et nuit, lecteur, dans toute la capitale, dans tout le pays, ces chantiers colossaux sont envahis par de petits bonshommes casqués, qui n'ont pour seule raison d'être que la construction, pour la plus grande gloire de la patrie. Pendant un long, très long moment, je ne croisai d'ailleurs que de petits bonshommes casqués marchant le long des palissades, de grands tractopelles conduits par de petits bonshommes casqués, et de misérables épiceries en tôle ondulée chichement éclairées n'abritant guère plus que des paquets de nouilles instantanées, dévorées — on s'en doute — par de petits bonshommes casqués.
Heureusement, au prix d'efforts surhumains, je parvins finalement à m'extirper de ce lieu anxiogène — ma haine de la nouille instantanée n'étant plus à décrire — et repris la Route de l'Est ; pour tout vous dire, j'atteins même mon objectif, bien qu'avec un léger retard.
Entre l'intérieur du club et l'extérieur, une différence d'à peu près 30°C — au point que les lentilles de mon appareil photo, rendu glacial, restèrent embuées pendant plus d'une demi-heure. L'endroit, minuscule, était complètement bondé ; l'atmosphère, sympathiquement imbibée. Chanteurs et musiciens se succédèrent, nombreux ce soir-là, les meilleurs arrivant comme toujours en fin de soirée. Comme de raison, l'apothéose fut atteinte avec le dernier, un certain 万晓利 Wan Xiaoli, et ses improvisations instrumentales et vocales très... "expérimentales".
Et minuit ? Tout au plus entendit-on quelques vagues exclamations de nouvel an dans un coin de la salle, entre deux chansons ; mais 2007 n'était vraiment qu'un prétexte à concert.
Cependant toutes les bonnes choses n'ont pas seulement qu'un début, comme aurait pu dire Lao-Tseu, et je me trouvai bientôt replongé dans l'atmosphère polaire et finalement assez peu hospitalière de ces trois heures du matin ; le choc fut suffisamment rude pour me permettre de regagner mes esprits, et de conséquemment faire honneur à l'espèce humaine. En effet, fort de mon expérience récente, je décidai avec une ingéniosité — somme toute remarquable — de tenter un autre chemin pour rentrer chez moi, en lieu et place d'appliquer une nouvelle fois à mes faits et gestes cette croyance bornée et civilisationnellement inférieure en l'éventualité d'une quelconque rectitude routière. Les forces de ce monde me forçant à la négociation, au compromis, au virage, me dis-je, du moins choisirais-je en pleine connaissance de cause où, quand et comment tourner mon guidon !
Sans fausse modestie, je ne vous cache pas que ce fut un instant grandiose, et sans doute d'une importance historique certaine. Qui peut dire ce qu'il serait survenu si je m'étais obstiné, comme tant de grands meneurs d'hommes, à m'en repartir obstinément par la voie auparavant empruntée pour me rendre à cet endroit ? Aurais-je perdu l'esprit, désorienté par l'inversement soudain de tous mes points de repères, la détresse me jetant tout à coup dans une peine et une désolation frisant la psychose ? Aurais-je lu des livres de Michel Houellebecq ? Aurais-je été traîné de force dans une petite épicerie par de petits bonhommes casqués et ricanants, et forcé d'ingurgiter des nouilles instantanées ?
Toujours est-il que cela n'advint jamais, d'où l'utilisation judicieuse autant qu'habile dans le paragraphe ci-dessus du mode conditionnel, syntaxique fleuron de la langue française. Mon plan de la ville, sans doute par crainte de représailles, n'osa pas me trahir de nouveau. Le Troisième Périphérique Nord nous porta jusqu'à destination, ma valeureuse monture et moi-même, avec une vitesse stupéfiante.
Croyez-vous pourtant que ce sera tout pour aujourd'hui ? Croyez-vous vraiment que j'aie épuisé là toutes mes ressources de fournitures textuelles autant que photographiques ?
Et bien non !
Contre toute attente, je vous proposerai donc ce soir, dans un même élan formidable, d'aller vous pâmer devant mes superbes photos de corbeaux. ... Ce que ces photos ont d'intéressant ? Ce sont des corbeaux, cela devrait vous suffire ! D'autant qu'ils ont été photographiés un 5 janvier.
Je pousserai même le vice jusqu'à vous soumettre quelques photos des "hutongs" (胡同) de Beijing. Non, ce ne sont pas d'exotiques sandales d'été à l'élégance discutable, mais de vieilles ruelles des quartiers traditionnels — où l'on trouve encore les bâtisses les plus anciennes de la ville (du moins, celles qui n'ont pas encore été détruites pour construire, par exemple, une piscine olympique).
J'accompagnais ce jour-là, dans ma grande bénévolence, un ami japonais venu à Beijing pour boucler une thèse sur l'architecture des temples traditionnels de la ville ; puisque l'on trouve encore dans ces endroits reculés quelques vaillants représentants du troisième âge qui ne haïssent pas l'ensemble de la civilisation nippone et ses représentants, ou chez qui la maladie d'Alzheimer a de toute façon effacé jusqu'à la notion d'un tel endroit, j'ai décidé d'augmenter l'éventuel potentiel d'hostilité local en adjoignant ma propre personne à l'expédition. Malheureusement, les démonstrations de hargne et de haine panhistorique se limitèrent à la seule vindicte d'une petite vieille dame isolée, le reste de la population s'avérant tout à fait aimable, voire béate.
Et pourtant, ce n'est pas tout. Frémissez, oui, il y a de quoi. Sachez, gente éparse, que j'honorai en des temps tout à fait récents quelque petit bourg situé au nord-est du petit pays où je me situe en ce moment. Harbin (哈尔滨), et ses dix millions d'habitants en liesse, me réservèrent comme il se doit l'accueil triomphal auquel j'ai fini par m'habituer. Je leur fis cependant constater que les températures (-18°C) ne remplissaient pas de manière tout à fait satisfaisante les critères de confort qu'on se trouve en droit d'exiger. Bien entendu, ils se pressèrent tous comme un seul homme autour de moi, se dévêtant pour m'offrir leurs manteaux en sanglotant leurs excuses, prêts à offrir jusqu'à leur propre chaleur corporelle pour que je me sente à mon aise ; mais vous vous en doutez, l'affront était bel et bien commis. Outragé, je ne restai donc en ce lieu guère plus longtemps qu'une fin de semaine. Et que ça leur serve de leçon.
Si je payai cette visite à ces malotrus, ce fut principalement pour assister au fameux festival des Lanternes de Glace (冰灯节). Celui-ci consiste en l'exposition de diverses sculptures taillées... dans la glace, et présentées dans un grand parc ; animaux et poissons, personnages mythologiques et châteaux forts, on y voit de tout. Au centre du parc, en particulier, se tiennent les œuvres des meilleures équipes du monde en la matière, venues de Russie, du Japon, ou encore de la Malaisie (bien connue pour son climat subarctique) ; le résultat est souvent d'une délicatesse incroyable. De nuit, la visite est splendide — et en ce mois de janvier, on y profite par ailleurs d'une circulation remarquablement fluide de la masse touristique visitante.
Pour finir, quelques ajouts significatifs. Vous aussi, dînez au restaurant.
Et ce sera tout pour ce soir. Repais-toi, foule !
Ajout rapide :
              quelques photos
                 de
                 signes, écriteaux,
              
              et autres choses (in)intéressantes
              
              soumises au regard public, ici ou ailleurs.
              
              
              Mises à jour au fil de mes confrontations
              
              avec l'imagination humaine.
              
              
              
              
              
              
Beijing la Grande, Beijing la Vieille, Beijing la Putride se réveilla, en ce matin frisquet du 30 décembre 2006, sous une épaisse couverture de neige — chatoyante et faussement pure.
Après quelques minutes à peine de joie bête, à contempler le paysage d'un œil bouffi par la fenêtre de ma chambre, j'attrapai bien vite la machine photographique et filai illico vers l'ancien observatoire astronomique. En effet, j'avais ouï-dire qu'il était encore plus impressionnant lorsqu'enfloconné, et attendais donc ce moment-là pour lui payer ma première visite.
L'observatoire se trouve dans les environs de Jianguomen (建国门), dans le sud-est de Beijing. L'endroit n'est pas d'un gigantisme effarant, mais les bâtiments — qui datent d'il y a quelques centaines d'années — y sont très bien conservés. On aperçoit les premiers murs sitôt sorti du métro.
Je grimpai d'abord jusqu'à la petite terrasse d'observation, frôlant une mort stupide sur un escalier au verglas particulièrement sournois. Là s'offrirent à ma vue les premiers de ces instruments étranges — aux noms du même tonneau — que le visiteur vient à croiser au sein de cet endroit hors du temps : altazimuth, armillère équatoriale, sextant, azimuth théodolithe… Formes sombres et fantasques tranchant sur la blancheur de la neige, masses lourdes et métalliques où s'enroulent toute une floppée de dragons.
La scène est d'autant plus intéressante que se profilent, dans le dos de ces antiquités, les silhouettes indiscutablement contemporaines des grands immeubles aux alentours.
La plupart de ces instruments furent construits par des missionnaires jésuites au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, afin de gagner les faveurs de la Cour impériale et la convertir par ce biais au catholiscisme (*). Mais leur maîtrise du calcul politique ne fut pas à la hauteur de leur science astronomique, car si cette dernière fut bien accueillie, leur prosélytisme ne leur valut rien de bon.
Sans trop m'émouvoir pour les jésuites cependant, je commençai à mitrailler sans coup férir, tâchant de saisir ces merveilles sous tous les angles, dans la neige qui tombait drue, mon index droit sur le déclencheur se changeant peu à peu en un petit crochet bleu, rigide et cassant.
Je parcourus ensuite le jardin de l'observatoire, m'assaillirent de nouveaux dragons, un oiseau, et un cadran solaire. Par chance, je pus me réfugier un moment une salle d'exposition dont l'intérêt principal était d'être chauffée, ce qui me donna le loisir d'étouffer les menaces de sécession en provenance de mes extrémités ; je repartis un peu plus tard, sans déplorer d'amputation majeure, par où j'étais venu.
Le soir même, nouveaux clics : les chemins du campus, un cimetière de vélos, un fauteuil.
--------
* Ha, ces roublards de jésuites ! ... bon d'accord, moi non plus je ne vois pas comment ils comptaient faire le lien.
Enfin, voici venu le récit que le monde entier attendait avec une impatience qui n'avait d'égale que la profonde vénération de l'humanité pour ma personne : je parle bien sûr du récit de mon Noël sur le mont Tai, pas plus tard que le week-end dernier.
Les photos correspondantes sont accessibles ici.
23
              décembre 2006
21h45
              Je suis prêt à pousser la porte, à m'extraire de mon
              quotidien confortable pour m'en aller affronter le
              monde hostile de la nuit et de la froidure, quand mon
              regard tombe inopinément sur mon propre reflet, dans
              le miroir de l'entrée : je porte sur le dos un gros
              sac à dos de randonnée, et sur le ventre mon sac à
              dos quotidien, chargé de l'appareil photo et de
              quelques rations de survie. Avec mon manteau énorme
              et mon bonnet, je suis l'incarnation — que dis-je,
              l'archétype — de l'explorateur solitaire, sans peur
              ni reproche, partant explorer les régions les plus
              désolées du globe. Dit autrement, je ressemble à un
              touriste ridicule.
              
              
              Avec une belle vitesse de réaction — lent, très lent
              demi-tour sur moi-même, en essayant de ne rien casser
              —, je rebrousse donc chemin et largue ma charge
              dorsale, et tant pis pour le sac de couchage, le
              t-shirt de rechange et le pied pour l'appareil photo
              ; je transfère quand même quelques médocs et des
              allumettes dans le petit sac à dos, sait-on jamais,
              et me voilà parti pour de bon.
              
              
              Les jours où pour gravir le Tai Shan on avait besoin
              de pareil barda, en sus de quantité de peaux de
              mouton et d'un puissant fanatisme religieux, sont
              loin. La suite me donnera raison, lecteur,
              rassure-toi.
              
              
              
              
23h45
              Le train démarre. Compartiment "sièges durs", le
              moins cher qu'on puisse trouver. Le radiateur menace
              de bouter le feu à mon pantalon, et j'ai à peine la
              place de bouger mes grands bras d'occidental
              maladroit. Le wagon tout entier me contemple, sidéré
              qu'un "vieux poilu", qu'un "grand-nez" soit assez
              pauvre pour voyager si bas de gamme ; ils en viennent
              sans doute à la conclusion que je n'ai pas vraiment
              compris quel billet j'achetais, et bientôt se
              désinteressent de mes poils de barbe.
              
              
              Je discute un bon moment avec mon vis-à-vis, étudiant
              en génie civil à Beijing. Il est dans ce secteur pour
              une seule véritable raison : il aime lire et dessiner
              les cartes, géographiques ou autres ; nous trouvons
              là un commode terrain d'entente. Je parle comme un
              pied analphabête, mais mon vocabulaire me revient
              petit à petit à mesure que je me fais à la situation.
              La conversation avance, cahin-caha, mais deux heures
              plus tard je décide finalement de céder à ma vieille
              habitude : rejoindre le wagon-restaurant, où l'on est
              invariablement mieux assis, et où l'air est plus
              respirable. Mon compagnon préfère garder sa place,
              sans doute parce qu'il ne veut pas payer le
              supplément exigé dans le wagon susmentionné.
              
              
              En effet, lecteur, il est bien loin le temps heureux
              où l'on pouvait s'installer à sa guise dans ce havre
              du voyageur, et y passer la nuit à bouquiner sans
              dérangement aucun ! Hélàs, comme le disait si bien
              Socrate, tout fout le camp. Quelque bureaucrate
              haineux et frustré a récemment décider d'accabler
              d'une taxe nocturne de trente yuans quiconque
              souhaite fréquenter ledit wagon, prix incluant tout
              de même un ignominieux plateau-repas. Qu'importe, je
              paye la dîme : au total j'aurai tout de même dépensé
              moins qu'en achetant un billet plus confortable. Je
              passe donc la nuit là, plongé dans des nouvelles de
              Lu Xun en édition bilingue, tout juste dérangé de
              temps à autre par un flic officiant sur le train, qui
              veut à tout prix tailler une bavette. Étonnamment, il
              pourrait presque localiser Marseille ou Lyon sur une
              carte de la France ; il affirme être un passionné
              d'histoire. Dans ce cas, que fait-il dans la police ?
              On n'a pas toujours le choix, me répond le flic,
              fataliste.
              
              
              
              
              
              
24
              décembre 2006
6h50
              et des poussières
Arrivée
              en gare de Tai Shan (泰山).
              En réalité, la petite ville s'appelle Tai'an
              (泰安),
              mais on peut comprendre que les autorités en charge
              du réseau ferroviaire et de l'orientation des masses
              touristiques aient jugé bon de changer le nom de la
              gare : le mont Tai (Tai Shan en chinois), dont le pic
              domine les lieux, est en effet la raison d'être
              majeure de ce bourg.
              
              
              À la sortie, il me faut d'abord affronter les
              régiments de rabatteurs frigorifiés qui tiennent
              absolument à me caser dans une auberge pour la nuit
              prochaine ; je me fais donc anguille, et me faufile
              avec toute l'agilité dont je suis capable, tassant
              mon occidentalité criarde tout au fond de mon bonnet.
              L'obstacle contourné, je suis lâché dans les rues qui
              s'éveillent, marchant sans autre but que de conserver
              en moi une certaine activité biologique ; le soleil
              ne s'est pas encore levé, l'air est gris et gras des
              premiers gaz d'échappement du matin. J'ai du sommeil
              plein les yeux, et un grand besoin de café (frustré).
              
              
              
              
8h05
              Je trouve mon chemin sans peine jusqu'au Dai Miao
              (岱庙),
              principal édifice religieux de la ville, étape
              traditionnelle sur le pélerinage vers la montagne.
              J'arrive tout juste au moment où l'on ouvre les
              portes, et il y a même un prix étudiant assez
              avantageux ; comme quoi la loi de Murphy, ce fléau du
              genre humain, connaît elle aussi ses ratés.
              
              
              Le temple s'étale sur une surface assez
              impressionnante. De nombreuses chapelles sont
              malheureusement en cours de rénovation, mais cela ne
              m'empêche pas de béer sottement face aux troncs
              énormes et tordus de cyprès sans doute millénaires,
              s'ils furent plantés au moment où la chapelle
              principale fut bâtie. Celle-ci abrite une longue
              fresque supposée magnifique, et décrivant le parcours
              mythologique de quelque dieu de la montagne ;
              difficile à dire cependant, étant donné qu'on n'y
              voit pas à trois mètres à l'intérieur. La statue
              centrale est elle aussi la proie des échafaudages en
              bambou et de bonshommes en salopette. À l'entrée, le
              visiteur se voit distribuer de fort seyants sacs en
              plastique bleu, destinés à enrober ses honorables
              chaussures de randonnée ; "préserver la relique
              culturelle" se fait parfois aux dépens de la dignité
              de l'homme.
              
              
              À la sortie, une boule de feu orange flotte dans la
              brume, entre les cyprès : le soleil s'est levé de
              derrière le Tai Shan, que l'on ne voit pas encore. Je
              songe que demain matin, si tout se passe bien, je le
              verrai apparaître un peu plus tôt.
              
              
              Dans les jardins du temple se dressent de hautes
              stèles de pierre gravées d'inscriptions cérémoniales
              ; du temps de la dernière dynastie impériale, la
              montagne était déjà un lieu de pélerinage depuis des
              temps immémoriaux. L'une de ces stèles est vieille de
              deux millénaires. Mais elle est posée telle quelle au
              beau milieu d'un jardin, sans plexiglas ou bergers
              allemands prêts à désosser le touriste innocent : la
              dérober nécessiterait au moins une grue et trente
              ouvriers avec casques.
              
              
              
              
10h30
              Je me
              trouve à l'entrée du chemin principal qui mène au
              sommet. J'imaginais un escalier solitaire, serpentant
              parmi rochers et torrents, communiant librement avec
              la nature, au lieu de quoi les lieux sont envahis par
              les marchands de souvenirs, et même en ce froid matin
              de décembre, je suis très loin d'être le seul
              visiteur. Ce n'est pourtant pas la première fois que
              je visite une "attraction culturelle" en Chine, mais
              c'est toujours un peu le même désenchantement au
              départ. Un moment, je songe presque à faire demi-tour
              ; mais diable, on ne dira pas que je serai venu ici
              en vain, et le prix du ticket — inférieur à ce que
              j'imaginais, gloire et bonheur à l'inventeur de la
              carte étudiant — achève de me convaincre. Je passe la
              Porte Rouge (红门),
              qui mène au Chemin du Centre, plein d'un entrain
              retrouvé. Que la grimpe commence.
              
              
              Il est dit que ces escaliers comportent plus de 6660
              marches, ce qui confirme ce que j'ai toujours su :
              les Taoïstes ont des penchants démoniaques ! Le
              triple-six mis à part, autant de marches, on n'a
              vraiment pas idée.
              
              
              Le début de l'ascension est assez facile. Le chemin
              est bordé de temples, et de volailles qui picorent,
              caquètent, gloussent et en bref accomplissent ce
              qu'on est génénéralement en droit d'attendre d'une
              poule qui se respecte. Ce qui paraît étrange, c'est
              que cette scène d'un bucolisme foudroyant cohabite en
              toute simplicité avec les poèmes et caractères
              symboliques recouvrant la montagne, calligraphiés
              avec soin sur falaises et rochers... Cela dit, on ne
              peut pas vraiment dire que la philosophie taoïste
              soit particulièrement portée sur la discipline et la
              scralisation autoritariste — ce ne sont pas les "Huit
              Sages du bosquet de bambous", qui se promenaient en
              tenue d'Adam et la bouteille à la main, qui me
              contrediront.
              
              
              En vérité, ce qui devient rapidement fatiguant, ce ne
              sont pas tant les marches — que les hordes de gamins
              qui descendent de la montagne, et qui insistent pour
              me saluer inviduellement. Les braves petits. C'est
              très touchant, seulement quand on a encore 6500
              marches à s'enfiler, se retourner toutes les trois
              secondes pour faire un signe de la main, ou un
              sourire propice à la fraternisation entre les
              cultures de ce monde — comment dire ?
              
              
              Passage en mode ours, donc, pour un temps.
              
              
              
              
Suivent quelques
              notes prises par moi-même in
              situ,
              au cours de l'expédition.
              
              Moins les traces de sueur et la main
              tremblante.
              
              
              
12h30
              En
              grimpant les dernières marches, j'ai vainement prié
              pour que les quelques bâtisses désormais visibles
              soient celles qui couronnent le sommet de cette
              montagne — tout en sachant pertinemment que cela ne
              pouvait pas être le cas, pour avoir aperçu ledit
              sommet, bien au-delà.
              
              
              Et cela n'a pas fait un pli : l'endroit où je suis à
              présent assis, la fumée de l'encens se mêlant aux
              volutes de transpiration s'évaporant depuis mon scalp
              — ce n'est pas une vue de l'esprit ! —, cet endroit
              n'est qu'à "mi-chemin" de la montagne ; d'ailleurs un
              panneau indique en anglais, dans un trait d'humour
              tout à fait involontaire, que "la montée commence
              ici"…
              
              
              J'arrive accueilli par la clameur multicolore et
              regorgeant de drapeaux guide-moutons de quelques
              centaines de collégiens, tous vêtus comme il se doit
              d'un flamboyant survêtement à casquette incorporée.
              Je les salue depuis ma terrasse tel le Pape depuis la
              Basilique Saint-Pierre, et bafouille quelques
              bredouillants remerciements en réponses à leurs
              souhaits hystériques de Joyeux Noël. J'ai vaguement
              conscience d'avoir la tronche de quelqu'un qui n'a
              pas dormi la nuit dernière, et qui s'est par ailleurs
              lancé peu à propos dans la grimpée d'une montagne
              haute.
              
              
              
              
16h
              Ça y est. Je suis arrivé il y a deux heures. Pour de
              bon, cette fois. La deuxième tranche du trajet a été
              plus rapide : bien qu'elle soit plus raide, elle est
              aussi plus régulière. Pied gauche, une marche, pied
              droit deux marches, et on recommence. Paysage
              magnifique, ascension vertigineuse.
              
              
              Il paraît que quiconque atteint le sommet à la marche
              vivra centenaire, et j'espère bien que c'est le cas.
              Cela dit, ami lecteur, si tu as dépassé 90 ans...
              contente-toi donc de manger des légumes et de
              surveiller ton cholestérol, ça vaudra mieux.
              
              
              Au sommet se trouve le très beau temple de Bixia,
              principale déesse des lieux, mais aussi quelques
              auberges et restaurants, et une station météo. Je me
              suis dégotté une petite piaule pas chère pour passer
              la nuit — et même le reste de l'après-midi tant que
              j'y suis, car je n'en puis plus — en attendant
              l'aube. Le matin de ce 25 décembre, mon cadeau de
              Noël sera le soleil levant.
              
              
              
              
              
              
25
              décembre 2006
8h
              À perte de vue, tout n'est qu'une mer de nuages dont
              les vagues sont couronnées d'écume céleste. Les
              oiseaux s'élancent comme des coques de noix sur
              l'océan, et disparaissent, happés par la brume.
              
              
              Joyeux Noël.
              
              
              Le soleil ne fut d'abord qu'une tache de sang frais
              sur l'horizon, avant de jaillir rapidement des
              profondeurs. Autour de moi, le cliquetis des
              appareils photo et l'excitation croissante des
              Chinois, qui se seraient battus pour poser avec un
              sourire de circonstance devant l'astre flamboyant.
              
              
              Je m'éloigne un peu. Silence. C'est cette sensation
              d'un silence épais, magnifique, qui m'a le plus
              frappé la nuit dernière. Lorsque je suis sorti de ma
              chambre, le froid intense m'a coupé le souffle ; mais
              j'ai eu le temps de lever mes yeux larmoyants vers le
              ciel, stupéfait d'y voir autant d'étoiles. Le silence
              et les étoiles me rappellent combien je me suis
              habitué à Beijing. Tout comme l'air pur, évidemment.
              
              
              Assis dans un petit pavillon donnant sur l'Est, un
              peu à l'écart, je profite goulûment du soleil.
              
              
              
              
12h30
              J'ai préféré prendre le téléphérique pour redescendre
              à mi-chemin, les genoux encore un peu craintifs.
              J'étais seul dans la petite cabine, et j'ai traversé
              les nuages, les vagues, la surface, à la rencontre
              des profondeurs terrestres.
              
              
              D'autres cabines émergeaient du brouillard de temps à
              autre, et passaient sans un bruit, engloutissant avec
              elles leurs passagers hilares, songeurs, étonnés. Le
              fus saisi par le chant des oiseaux, en contrebas, si
              proches et si lointains à la fois.
              
              
              Arrivé à destination, je me mis à avaler joyeusement
              les marches de la première partie du parcours, ahuri
              de les voir passer si vite : j'avais mis deux heures
              à les monter (en comptant la visite des temples), je
              les dévalai en trente-cinq minutes.
              
              
              Anecdote amusante, je dépassai à un moment, vers le
              début, un jeune type qui sembla le prendre comme un
              terrible affront : pendant un bon quart d'heure,
              j'entendis derrière moi le pas pressé et le souffle
              court de ce jeûnot à parka bleu électrique — avant
              qu'il finisse par me lâcher, de fatigue ou suite à
              une mort inopinée. Je ne me retournai pas, pas une
              fois nous n'échangeâmes un regard. De mon côté, je me
              contentais d'aller de mon rythme de "laowai" à
              grandes jambes.
              
              
              Après cette petite promenade de santé, je tombai avec
              bonheur sur un restaurant minuscule dans une ruelle
              bruyante et animée ; dans la salle, un marmot me
              regarda m'assoir avec les grands yeux effarés que je
              connais si bien, tandis que le cuistot préparait ses
              paniers de xiaolongbao
              (小龙包).
              Plus rustiques que ceux de Shanghai et dépourvus de
              soupe, mais aussi du goût écœurant de certains
              baozi
              (包子),
              fort heureusement.
              
              
              Je me dirigeai ensuite vers la gare de minibus en me
              régalant de clémentines, et de l'équivalent grand
              format de ces biscuits enroulés que l'on trouve chez
              nous plantés dans les coupelles de glaces, et qui
              sont ici vendus au kilo dans la rue.
              
              
              Je suis à présent assis dans le bus en partance pour
              Ji'nan (济南),
              qui ne devrait pas tarder à démarrer.
              
              
              
              
Arrivé à Ji'nan, je
              ne trouvai aucun billet pour les trains en partance
              pour Beijing ; par chance, j'eus le temps de
              m'embarquer sur un bus longue distance. J'arrivai
              huit heures plus tard, pour cause de brouillard
              épais, très épais. Huit heures sans eau ni
              victuailles, à subir les "divertissements télévisés"
              que le chauffeur se croit permis d'infliger à ses
              passagers (toi, je te retrouverai un jour).
              
              
              Beijing, 23h30. Je m'éjecte enfin du bus, et me
              précipite dans le restaurant le plus proche. Béni
              soit-il : de très acceptables jiaozi
              (饺子)
              à prix d'ami, servis par une patronne qui me prend
              aussitôt sous son aile, maternellement, m'appelle son
              "beau petit gars" et m'aide à trouver un bus de nuit
              pour rejoindre mon chez-moi, à l'autre bout de la
              ville...
              
              
              J'aime la Chine.