Jour 15
Papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier, papier.

Des ramettes par centaines, par hectolitres. Paradis de la ramette, pays où la ramette ne se sentira jamais seule, territoire interdit à l'agoraphobe ramette — mon bureau.

J'ai des impressions de boursouflure,
Et mes boursouflures de s'imprimer.
Combien ce papier me froisse,
Et mes bourres de souffler ! (*)

Une impression normale compte en moyenne une quarantaine de pages. Un employé normal se doit d'imprimer en moyenne deux à trois fois par jour. Sur les quarante pages suscitées, une vingtaine à peine sentiront rouler sur leur peau tatouée d'articles économiques une paire attentive de globes occulaires, frisson glauque et collant. Les autres n'auront pas même ce douteux privilège. Tout à coup extraites de leur paisible ramette pour être soumises au rayon impitoyable qui les marquera de cryptogrammes incongrus — sur une seule face, en toute occasion, étant donnée la sournoiserie prêtée à la page de constiper la machine en cas d'impression recto-verso, que cela ait été scientifiquement vérifié ou, plus probablement, ne soit qu'un fruit amer né dans la superstition de ceux qui ne craignent rien plus que l'interruption du processus, le blocage, le grain de sable qui puisse les ramener à leur triste condition de rouages dont le gagne-pain dépend de la bonne marche d'un défilé, défilé du train-train quotidien par le tunnel des jours, défilé du soleil derrière la vitre — toujours est-il que les feuilles sont invariablement imprimées sur une seule face, et qu'à peine ces feuilles marquées dans le dégagement de cette odeur poivrée désignée par un ami mien comme étant celle de l'ozone, sans même durablement sentir la caresse et la grâce des globes occulaires les voici nonchalamment jetées dans une large bassine de plastique grise qui, m'assure-t-on, conduira cette fine fleur de cellulose — nourrie de combien de souffles carbo-dioxygénés ? — jusqu'au bain originel d'entre lequel, m'assure-t-on encore, de nouvelles feuilles et de nouvelles pages et de nouvelles ramettes de futures feuilles et de futures pages surgiront à neuf, chacune d'entre elles porteuse d'un espoir insensé, celui de faire partie du bienheureux paquet des Élues, le paquet de celles qui, avant de regagner l'éventuel cimetière liquide du phénix en ramettes recyclées, auront du moins le bonheur tendre d'être tenues entre deux mains et de se sentir doucement frôlées par deux globes consciencieux.

En réalité, une très simple opération permet de faire le tri à l'écran des articles dont on a besoin, et de n'imprimer qu'eux. Mais si tout le monde faisait cela, où trouverait-on la satisfaction profonde du débarras, du jeter à la corbeille de toute cette bonne masse de travail et de forêt canadienne dont bien visiblement, on n'a pas à se charger ?


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(*) tu ne rêves pas, lecteur, cela ne veut rien dire.