Jour 2
Yeux bouffis. De vieux résidus de caféine s’accrochent aux parois de mes veines. Dehors les nuages plombés ont été chassés par le vent, la pluie nocturne a précipité la noirceur polluée d’hier, la terre a bu les déchets atmosphériques de ma productivité. Je sais désormais tout sur le cours actuel des affaires d’une grande entreprise d’aéronautique, dont j’aperçois peut-être en ce moment la progéniture sur le fond bleu lavé de juillet, comme un moucheron blanc.

Déjà cinq heures que je suis levé, en reste une douzaine avant que je me recouche. Une douzaine d’heures ovoïdes dans leurs compartiments célestes, cassées l’une après l’autre sur le rebord de la poêle solaire. Si j’ingurgite assis toutes ces données absurdes au sujet de vastes monstres économiques, eux-mêmes composés de milliers d’heures agglutinées en boîtes, c’est pour gagner le droit à disposer d’autant de ces boîtes d’heures que possible, quelle que soit la manière dont elles seront dévorées.

La phase la plus étrange de mon immersion dans la vie de bureau se déroule environ un quart d’heure avant mon arrivée au dit bureau. S’extraire des profondeurs géologiques de la Défense, dans lesquelles se meut le Reptile Epileptique Raillé, nécessite de traverser l’intégralité du centre commercial dont il est fait mention plus haut, et sur ses différents niveaux. Une foule compacte s’échappe du Reptile à gros bouillons soulagés, canalisée par d’étroits canaux bétonnés, et se dilue petit à petit dans l’immensité de l’espace commercial ; les boutiques sont toutes repliées derrière leurs rideaux de métal, mais le système sonore fonctionne à plein régime, beuglant sur les insectes pâles qui continuent leur course, qui veillent toujours à préserver entre eux la réglementaire distance de sécurité mais tâchent encore de faire cette course en tête, vers la lumière du jour. Il y a quelque chose d’assez obscène dans cette pube sarcastique, cette pube qui leur susurre de consommer, consommer alors qu’il n’y a encore rien à consommer, alors qu’ils endurent l’obscurité dans les profondeurs puantes du Reptile puis la course du jour vers la lumière et la solitude au sein du monstre économique justement, justement, dans l’espoir de pouvoir consommer encore quelques douzaines d’heures sur cette planète.






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Les toilettes sont exiguës. Les concepteurs n’ont vraisemblablement pas cherché à en faire un lieu où s’attarder pour le plaisir. Un seul compartiment, une seule pissoire.

Je crois que j’adore ce mot, pissoire, depuis que je l’ai vu inscrit pour la première fois sur ces pissoires publiques installées partout à Budapest, probablement épelé « piswar ». Un mot pour les amateurs d’oxymores anglophones.

Bref.

Entre le compartiment et la piswar, une seule bouche de ventilation, à l’ouverture rectangulaire. Et c’est là l’objet le plus fascinant de ces toilettes sinon relativement insignifiantes. En effet, par l’entremise de je ne sais quel mystérieux attribut divin, il émane à tout instant de cette bouche d’aération un long murmure lointain ; lorsque cesse toute activité susceptible de troubler la poésie du son, je prête l’oreille à cette bouche d’aération comme à un gros coquillage. Car c'est bien cela que j'entends : la mer ! Le chant des vagues, le hurlement du vent, la complainte mélancolique des mouettes ; le ressac, le tumulte des flots en furie, le mugissement sourd des cachalots en rut dans les ténèbres insondables.

La cloison elle-même ne doit pas mesurer plus d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, et pourtant j’en suis sûr : cette bouche de ventilation, d’apparence modeste, est une porte qui s'ouvre sur un univers parallèle.