Des lemmings. Voilà, c’est à des lemmings que je pense le matin quand je vois tous ces individus isolés qui marchent sans s’arrêter, sans regarder aux alentours, hors du centre commercial. Chacun suit le même mouvement de groupe. Bruits de pas résonnant dans les artères vides, sous la lumière artificielle. Si un gouffre sans fond s’ouvrait un matin à la sortie de ce centre commercial, dans le béton de la Place des Degrés, ils se jetteraient tous dedans, sans même s'en apercevoir. La vie est ailleurs, comme disait l’autre.
La longue et glorieuse marche de l’évolution humaine
m’affecte aussi. Je me sens maillon dans la chaîne
qui mène à l’homme du futur, morphologiquement adapté
au fauteuil de bureau ; mon coude s’émousse, ma
colonne vertébrale grince des dents à la base. J’ai
déjà mentionné mes muscles oculaires, qui
s’épaississent de suivre des avions supersoniques
pendant la nuit.
Vents d’ouest. Jamais de vents d’ouest dans le sud.
Ces nuages viennent sûrement de l’Atlantique, plages
pluvieuses, sandwichs au sable, cirés jaunes. Ils
bougent vite, pour une fois je ne vois même pas la
couche de glaire brumeuse flotter au-dessus des toits
; éclaircies précoces, rayons de soleil fugaces sur
mon bureau. Je tolère de l’appeler « mon » bureau
seulement parce qu’il est évident que ce n’est pas le
mien. Il est hanté de menus objets appartenant à la
personne que je remplace, et dont les dents crissent
peut-être contre le sable d’un sandwich sur une plage
humide en ce moment, à savoir un tas de trombones, un
rouleau de ruban adhésif, un étrange cylindroïde
aplati en mousse de polystyrène où sont plantés ce
qui ressemble à de petits pique-olives en bois à
l’extrémité desquels sont collés de petits papiers où
apparaît un oiseau de bande dessinée ou de dessin
animé, un petit oiseau noir avec une énorme tête et
des yeux bleus et un fragment de coquille blanche sur
la tête comme un chapeau, j’ai brièvement su le nom
de ce personnage par le passé mais oublié depuis, non
loin de là une sorte de … poulpe (?) en plastique
dont je tairai la description mais d’aspect
passablement ingrat, et enfin la figurine d'une poule
stéatopyge héroïne d'un célèbre film d'animation.
Derrière moi, accrochées à la cloison à claire-voie
qui nous sépare du service « synthèse internationale
», l’image imprimée d’un élan qui brame, ou qui
paraît du moins lancé dans une exécution crédible du
cri propre à son espèce, quel qu’il soit, et l’image
de deux cabines téléphoniques britanniques, donc
rouges.