Jour 5
Jour 5

Des lemmings. Voilà, c’est à des lemmings que je pense le matin quand je vois tous ces individus isolés qui marchent sans s’arrêter, sans regarder aux alentours, hors du centre commercial. Chacun suit le même mouvement de groupe. Bruits de pas résonnant dans les artères vides, sous la lumière artificielle. Si un gouffre sans fond s’ouvrait un matin à la sortie de ce centre commercial, dans le béton de la Place des Degrés, ils se jetteraient tous dedans, sans même s'en apercevoir. La vie est ailleurs, comme disait l’autre.





La longue et glorieuse marche de l’évolution humaine m’affecte aussi. Je me sens maillon dans la chaîne qui mène à l’homme du futur, morphologiquement adapté au fauteuil de bureau ; mon coude s’émousse, ma colonne vertébrale grince des dents à la base. J’ai déjà mentionné mes muscles oculaires, qui s’épaississent de suivre des avions supersoniques pendant la nuit.

Vents d’ouest. Jamais de vents d’ouest dans le sud. Ces nuages viennent sûrement de l’Atlantique, plages pluvieuses, sandwichs au sable, cirés jaunes. Ils bougent vite, pour une fois je ne vois même pas la couche de glaire brumeuse flotter au-dessus des toits ; éclaircies précoces, rayons de soleil fugaces sur mon bureau. Je tolère de l’appeler « mon » bureau seulement parce qu’il est évident que ce n’est pas le mien. Il est hanté de menus objets appartenant à la personne que je remplace, et dont les dents crissent peut-être contre le sable d’un sandwich sur une plage humide en ce moment, à savoir un tas de trombones, un rouleau de ruban adhésif, un étrange cylindroïde aplati en mousse de polystyrène où sont plantés ce qui ressemble à de petits pique-olives en bois à l’extrémité desquels sont collés de petits papiers où apparaît un oiseau de bande dessinée ou de dessin animé, un petit oiseau noir avec une énorme tête et des yeux bleus et un fragment de coquille blanche sur la tête comme un chapeau, j’ai brièvement su le nom de ce personnage par le passé mais oublié depuis, non loin de là une sorte de … poulpe (?) en plastique dont je tairai la description mais d’aspect passablement ingrat, et enfin la figurine d'une poule stéatopyge héroïne d'un célèbre film d'animation. Derrière moi, accrochées à la cloison à claire-voie qui nous sépare du service « synthèse internationale », l’image imprimée d’un élan qui brame, ou qui paraît du moins lancé dans une exécution crédible du cri propre à son espèce, quel qu’il soit, et l’image de deux cabines téléphoniques britanniques, donc rouges.