Jour 6
Début de la deuxième semaine. Peu de choses à dire ce matin, et c’est peut-être en soi un fait notable, à savoir que la routine déjà semble avoir raison de ma capacité d’observation. Détails connus, angles rodés. Trajet familier, ascenseur familier, fauteuil familier. Chaleur familière derrière la vitre. Quelques jours ont suffi à faire de moi un habitué des lieux, un robot comme les autres.

Ah si, peut-être, une chose. Il semblerait que la personne que je remplace à son propre poste, une certaine Isabelle, soit celle d’habitude chargée des communications avec le monde extérieur ; je dois donc régulièrement communiquer avec différents interlocuteurs invisibles et lointains. Parmi ces interlocuteurs, en particulier, se trouve Odette, qui m’écrit sur un ton amical et enjoué, prenant bien soin de me dire souvent « Bonne journée, Isabelle » ou encore « J’espère que ça va ? », politesses auxquelles je m’efforce de répondre le plus aimablement du monde sans pour autant préciser que non, je ne suis pas Isabelle. Après tout, nos messages dépassent rarement deux lignes de long, rapports strictement professionnels, utilitaires, aseptisés, pourquoi devrais-je systématiquement prévenir les gens que j’utilise la messagerie d’Isabelle alors que je ne suis pas Isabelle mais un étudiant qui a trouvé judicieux d’accepter un contrat à durée déterminée d’un mois ici pour écrire des synthèses d’articles de presse au sujet de grandes entreprises envers lesquelles il se sentait jusqu’à présent très peu impliqué, indifférent, voire hostile ?

Cependant je me dis que d'ici trois semaines, Odette découvrira peut-être qu’Isabelle a en fait connu un destin tragique sur une plage de l’Atlantique au sable mouillé, qu’elle a peut-être été rattrapée par la marée en traversant la baie du Mont Saint-Michel contre tous les conseils des autochtones – elle a peut-être juré à son père qu’un jour elle traverserait à pied la baie du Mont Saint-Michel en la mémoire de quelque glorieux ancêtre qui consacra trente ans de sa vie à bâtir une réplique du Mont Saint-Michel avec des trombones de bureau et qui mourut pourtant relativement seul et ignoré de tous dans une villa respectable et crépie — sous le poids de ce serment donc la voila qui traverse, armée d’une volonté de fer – mais tout d’un coup le vent se lève et un murmure assourdissant et surgit la marée à la vitesse d’un cheval au galop et la voilà emportée vers des ailleurs lointains et peuplés de crustacés – et Odette, quant à elle, découvre donc que depuis tout ce temps, ce n’était pas avec Isabelle qu’elle communiquait, Isabelle au destin tragique, Isabelle qui est peut-être une personne qu’elle apprécie, avec qui elle aura discuté de choses et d’autres l’espace d’un quart d’heure en mangeant avec élégance de petits blinis tartinés de tarama lors d’une soirée de rencontre et de socialisation de l’entreprise ? Peut-être Odette se sentira-t-elle trahie, dupée par un individu minable et sournois, profitant de son ignorance ? Peut-être sortirai-je de ce bureau pour tomber nez à nez avec une femme qui fixera longuement dans les yeux l’imposteur que je suis et en silence, d’un air haineux et méprisant, avant de disparaître à jamais dans le corridor où la photocopieuse elle-même taira son vrombissement cataleptique, dans la gravité de l’instant ?

J'ai faim.