Cette cage dorée, cette prison de ouate. On se fait à cette routine de lever-tôt, de crapahutage dans le ventre du Roboratif Emasculateur de Révoltés, de la journée derrière un écran dans un fauteuil confortable, de rentrer chez soi pour quelques courtes heures de soleil et de vie avant le coucher ; et voilà sans doute le pire, accepter de voir sa vie amputée au moins d’un tiers de temps, ce qui est peu au regard d’autres humains plus mal lotis sur cette planète, et déjà tellement, s’y résigner et vivre dans le futur de sorties du boulot, futur de week-ends dorés à la campagne, futur de la retraite. La Retraite. Corps décrépi, esprit en déclin, désir accablé, le grand bond en approche. Peut-on rêver meilleure période pour profiter de l’existence ?
« Le travail est ce que l’homme a trouvé de mieux pour ne rien faire de sa vie. »
Évidence ?
Des ramettes par centaines, par hectolitres. Paradis de la ramette, pays où la ramette ne se sentira jamais seule, territoire interdit à l'agoraphobe ramette — mon bureau.
J'ai des impressions de boursouflure,
Et mes boursouflures de s'imprimer.
Combien ce papier me froisse,
Et mes bourres de souffler ! (*)
Une impression normale compte en moyenne une quarantaine de pages. Un employé normal se doit d'imprimer en moyenne deux à trois fois par jour. Sur les quarante pages suscitées, une vingtaine à peine sentiront rouler sur leur peau tatouée d'articles économiques une paire attentive de globes occulaires, frisson glauque et collant. Les autres n'auront pas même ce douteux privilège. Tout à coup extraites de leur paisible ramette pour être soumises au rayon impitoyable qui les marquera de cryptogrammes incongrus — sur une seule face, en toute occasion, étant donnée la sournoiserie prêtée à la page de constiper la machine en cas d'impression recto-verso, que cela ait été scientifiquement vérifié ou, plus probablement, ne soit qu'un fruit amer né dans la superstition de ceux qui ne craignent rien plus que l'interruption du processus, le blocage, le grain de sable qui puisse les ramener à leur triste condition de rouages dont le gagne-pain dépend de la bonne marche d'un défilé, défilé du train-train quotidien par le tunnel des jours, défilé du soleil derrière la vitre — toujours est-il que les feuilles sont invariablement imprimées sur une seule face, et qu'à peine ces feuilles marquées dans le dégagement de cette odeur poivrée désignée par un ami mien comme étant celle de l'ozone, sans même durablement sentir la caresse et la grâce des globes occulaires les voici nonchalamment jetées dans une large bassine de plastique grise qui, m'assure-t-on, conduira cette fine fleur de cellulose — nourrie de combien de souffles carbo-dioxygénés ? — jusqu'au bain originel d'entre lequel, m'assure-t-on encore, de nouvelles feuilles et de nouvelles pages et de nouvelles ramettes de futures feuilles et de futures pages surgiront à neuf, chacune d'entre elles porteuse d'un espoir insensé, celui de faire partie du bienheureux paquet des Élues, le paquet de celles qui, avant de regagner l'éventuel cimetière liquide du phénix en ramettes recyclées, auront du moins le bonheur tendre d'être tenues entre deux mains et de se sentir doucement frôlées par deux globes consciencieux.
En réalité, une très simple opération permet de faire le tri à l'écran des articles dont on a besoin, et de n'imprimer qu'eux. Mais si tout le monde faisait cela, où trouverait-on la satisfaction profonde du débarras, du jeter à la corbeille de toute cette bonne masse de travail et de forêt canadienne dont bien visiblement, on n'a pas à se charger ?
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(*) tu ne rêves pas, lecteur, cela ne veut rien dire.
Nous menons donc des actions en direction de ces deux cibles. »
- clack clack clack, shbram clack clack shbram SHBRAM
clack,
clack clack shlack bram clack bram bram CLACK
-
À quelques bureaux de moi, quelqu'un tape sur son
clavier comme un forcené.
C’est aussi ça le travail de bureau : mettre du cœur à
l’ouvrage.
Mais je comprends ta hargne, camarade. Je suis moi-même
en train de faire une synthèse sur l'activité
industrielle française dans la filière de la viande de
porc. Pour EdF.
Pendant que je fixe l'écran des yeux, mon appareil
photo regarde passer les nuages.
Une photo toutes les seize,
puis toutes les dix minutes.
Nausée
[noze] n.f. lat. nausea; gr.nautia "mal de mer", de
nautês "navigateur".
1• Envie de vomir. => malaise, haut-le-cœur. Avoir
la nausée, des nausées : avoir mal au cœur.
2• Sensation de dégoût insurmontable. => écœurement.
Jusqu'à la nausée : jusqu'à la saturation, jusqu'au
dégoût.
(Le Petit Robert. Dictionnaire de la langue
française)
Ce type est une incarnation corporate de quelque créature qu’aurait pu halluciner Tim Burton, après une surdose de champignons. Il est très grand très maigre et très chauve, tête luisante et ronde, trimballe sur l’épaule gauche une sacoche de cuir volumineuse et lourde qui le gêne et déséquilibre gravement sa fragile structure squelettique, et un costume-cravate anthracite à l’évidence trop court au niveau des jambes du pantalon, mais peut-être n’est-ce là qu’un effet de l’ascension, et par-dessus tout une silhouette repérable d’autant plus facilement que l’homme semble poser ses pieds sur les marches en diagonale, en-dedans, ainsi qu’une espèce de grand canard difforme, ce qui l’oblige à plier les genoux selon un angle surprenant — un réel courage, quand on songe qu’il parviendrait à camoufler cette ambulation spectaculaire en restant immobile sur l’escalator, comme tant de veaux — et à part ça, un visage écarquillé, figé derrière une paire de lunettes petites et rondes.
Toujours accompagné sur les escaliers par une femme entre deux ou trois âges, sac à main, chaussures à talon réglementaires, figure tolérante, superficielle et fatiguée de vieille collègue, ou peut-être est-ce sa mère, toujours est-il qu'elle ne lui tient pas la main MAIS ! elle marche un peu au-devant de lui avec la main du bras qui tient son sac à main curieusement tordue vers l'arrière, tous doigts tendus, comme si elle lui tendait inconsciemment la main de manière maladroite et crispée, comme pour lui donner courage et lui signifier qu'elle était là, avec lui, et que bientôt ils seraient au bout, bientôt ils toucheraient au but, ils toucheraient au bureau.
Le plus intéressant dans l'histoire étant que ces deux personnages prennent sans doute chaque matin l'exact même Reptile que moi, celui qui arrive à Châtelet à 7h34 précises, celui que d'ailleurs je risque de ne plus voir que de temps à autre à l'avenir, ayant finalement remarqué que mes collègues arrivent dans leur grande majorité avec 15 à 90 minutes de retard au bureau, d'où mes légitimes interrogations sur la pertinence de ma matinale ponctualité.
Chaque matin. Depuis combien d'années ?
...
The film had already cost a staggering sum, about
$70,000, mostly for color processing.
Kesey had put everything he had gotten from his two
novels plus the play adaptation
of One Flew Over the Cuckoo's Nest into
Intrepid Trips, Inc. His brother, Chuck, who
had a good creamery business in Springfield, Oregon,
invested to some extent. George
Walker's father had set up a trust fund for him, with
strings on it, but he contributed when
he could. By the end of 1965, according to Faye's
bookkeeping, Intrepid Trips, Inc., had
...
et tout à coup le type en marcel me demande,
par-dessus mon épaule droite (le paragraphe est en haut
de la page de droite), "What movie are they talking
about ?" Drôle d'accent, je lui explique qu'it's about
that bunch of hippies in the States, beggining of the
sixties, raging accross the US in a painted bus and
always high on LSD and here they're talking about the
movie they kept shooting on the road ou quelque chose
du genre, ce à quoi le type me demande en réponse si je
connais un type dont il me dit le nom, que j'ai déjà
oublié, un leader des manifs contre la Guerre du
Viêtnam aux US, il me dit que ce type apparaît même
dans le film "Forest Gump" au moment où Forest Gump est
invité à dire quelque chose sur une estrade, puis je
demande au type en marcel s'il est américain lui-même,
ce à quoi il me répond "aye !", drôle d'accent quand
même, je ne lui dis pas que je l'ai pris pour un russe
(toujours faire gaffe avec les mecs en marcel), et
rapidement la conversation tourne à une sorte de
soliloque de la part du type sur le système d'aide aux
sans-abris qui existe en France et dont il n'y a pas
même l'ombre aux États-Unis d'après lui, je ponctue à
l'occasion d'un grognement stupéfait ou révolté, mais
bientôt arrivée aux Halles et je me lève, serre la main
du type en marcel et lui souhaite une bonne journée,
sors de la rame, direction le Rabais d'Existence
Ridicule.
Reste l'impression joyeuse d'avoir parlé de tout et
rien avec un parfait inconnu, comme ça, parce qu'on
était à côté.
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Un passage, entre deux barres de béton et de verre.
Il faut passer dans une sorte de tout petit tunnel.
Là, les vitres de l'immeuble sont à peine à deux mètres
du sol.
Traces de mains qu'on a plaquées là, au passage.
Fantaisies d'employés de bureau.
Ah si, peut-être, une chose. Il semblerait que la personne que je remplace à son propre poste, une certaine Isabelle, soit celle d’habitude chargée des communications avec le monde extérieur ; je dois donc régulièrement communiquer avec différents interlocuteurs invisibles et lointains. Parmi ces interlocuteurs, en particulier, se trouve Odette, qui m’écrit sur un ton amical et enjoué, prenant bien soin de me dire souvent « Bonne journée, Isabelle » ou encore « J’espère que ça va ? », politesses auxquelles je m’efforce de répondre le plus aimablement du monde sans pour autant préciser que non, je ne suis pas Isabelle. Après tout, nos messages dépassent rarement deux lignes de long, rapports strictement professionnels, utilitaires, aseptisés, pourquoi devrais-je systématiquement prévenir les gens que j’utilise la messagerie d’Isabelle alors que je ne suis pas Isabelle mais un étudiant qui a trouvé judicieux d’accepter un contrat à durée déterminée d’un mois ici pour écrire des synthèses d’articles de presse au sujet de grandes entreprises envers lesquelles il se sentait jusqu’à présent très peu impliqué, indifférent, voire hostile ?
Cependant je me dis que d'ici trois semaines, Odette découvrira peut-être qu’Isabelle a en fait connu un destin tragique sur une plage de l’Atlantique au sable mouillé, qu’elle a peut-être été rattrapée par la marée en traversant la baie du Mont Saint-Michel contre tous les conseils des autochtones – elle a peut-être juré à son père qu’un jour elle traverserait à pied la baie du Mont Saint-Michel en la mémoire de quelque glorieux ancêtre qui consacra trente ans de sa vie à bâtir une réplique du Mont Saint-Michel avec des trombones de bureau et qui mourut pourtant relativement seul et ignoré de tous dans une villa respectable et crépie — sous le poids de ce serment donc la voila qui traverse, armée d’une volonté de fer – mais tout d’un coup le vent se lève et un murmure assourdissant et surgit la marée à la vitesse d’un cheval au galop et la voilà emportée vers des ailleurs lointains et peuplés de crustacés – et Odette, quant à elle, découvre donc que depuis tout ce temps, ce n’était pas avec Isabelle qu’elle communiquait, Isabelle au destin tragique, Isabelle qui est peut-être une personne qu’elle apprécie, avec qui elle aura discuté de choses et d’autres l’espace d’un quart d’heure en mangeant avec élégance de petits blinis tartinés de tarama lors d’une soirée de rencontre et de socialisation de l’entreprise ? Peut-être Odette se sentira-t-elle trahie, dupée par un individu minable et sournois, profitant de son ignorance ? Peut-être sortirai-je de ce bureau pour tomber nez à nez avec une femme qui fixera longuement dans les yeux l’imposteur que je suis et en silence, d’un air haineux et méprisant, avant de disparaître à jamais dans le corridor où la photocopieuse elle-même taira son vrombissement cataleptique, dans la gravité de l’instant ?
J'ai faim.
Des lemmings. Voilà, c’est à des lemmings que je pense le matin quand je vois tous ces individus isolés qui marchent sans s’arrêter, sans regarder aux alentours, hors du centre commercial. Chacun suit le même mouvement de groupe. Bruits de pas résonnant dans les artères vides, sous la lumière artificielle. Si un gouffre sans fond s’ouvrait un matin à la sortie de ce centre commercial, dans le béton de la Place des Degrés, ils se jetteraient tous dedans, sans même s'en apercevoir. La vie est ailleurs, comme disait l’autre.
La longue et glorieuse marche de l’évolution humaine
m’affecte aussi. Je me sens maillon dans la chaîne qui
mène à l’homme du futur, morphologiquement adapté au
fauteuil de bureau ; mon coude s’émousse, ma colonne
vertébrale grince des dents à la base. J’ai déjà
mentionné mes muscles oculaires, qui s’épaississent de
suivre des avions supersoniques pendant la nuit.
Vents d’ouest. Jamais de vents d’ouest dans le sud. Ces
nuages viennent sûrement de l’Atlantique, plages
pluvieuses, sandwichs au sable, cirés jaunes. Ils
bougent vite, pour une fois je ne vois même pas la
couche de glaire brumeuse flotter au-dessus des toits ;
éclaircies précoces, rayons de soleil fugaces sur mon
bureau. Je tolère de l’appeler « mon » bureau seulement
parce qu’il est évident que ce n’est pas le mien. Il
est hanté de menus objets appartenant à la personne que
je remplace, et dont les dents crissent peut-être
contre le sable d’un sandwich sur une plage humide en
ce moment, à savoir un tas de trombones, un rouleau de
ruban adhésif, un étrange cylindroïde aplati en mousse
de polystyrène où sont plantés ce qui ressemble à de
petits pique-olives en bois à l’extrémité desquels sont
collés de petits papiers où apparaît un oiseau de bande
dessinée ou de dessin animé, un petit oiseau noir avec
une énorme tête et des yeux bleus et un fragment de
coquille blanche sur la tête comme un chapeau, j’ai
brièvement su le nom de ce personnage par le passé mais
oublié depuis, non loin de là une sorte de … poulpe (?)
en plastique dont je tairai la description mais
d’aspect passablement ingrat, et enfin la figurine
d'une poule stéatopyge héroïne d'un célèbre film
d'animation. Derrière moi, accrochées à la cloison à
claire-voie qui nous sépare du service « synthèse
internationale », l’image imprimée d’un élan qui brame,
ou qui paraît du moins lancé dans une exécution
crédible du cri propre à son espèce, quel qu’il soit,
et l’image de deux cabines téléphoniques britanniques,
donc rouges.
Réveil douloureux ce matin. Muscles des globes
oculaires épuisés. J’ai dû rêver trop fort.
« Deux destins contrariés ». Comprendre : les
deux malheureux patrons d’une gigantesque entreprise de
télécommunication française se voient forcés de
démissionner, suite à de mauvais résultats financiers.
Un homme et une femme. Sur la première photo que je
vois d’eux ils posent de profil, l’air dynamique et
juvénile ; sur celle de la page suivante, je comprends
que c’était à cause de la mauvaise qualité de
l’impression. En vérité ils sont vieux et moches,
ridés, permanentés, amidonnés, comme il se doit. Ils
ouvrent de grands yeux tristes sur la brutalité du
monde : eux qui se sont livrés corps et âme à
l’Entreprise, les voilà jetés comme des malpropres.
Encore heureux que Serge et Patricia aient chacun
obtenu, pour leur départ, une « prime » qui – on
l’espère pour eux – devrait leur permettre de s’acheter
des yaourts de temps en temps chez Leader Price :
respectivement 5.6 et 5 millions d’euros.
Mais le plus beau, c’est que ces primes représentent
« deux années de salaires fixes et variables
». Ça ne vous fait pas rêver, l’idée d’un salaire
à la fois fixe et variable ? Comme un soleil noir. Un
Tibet libre. Un politicien vertueux. Comme ça doit être
beau, un salaire fixe et variable.
* reflets brillants sur
la toile
mordorée d'un parachute,
lentement à la dérive,
dans l’atmosphère jaunâtre
et le doux carboné monoxyde
de la Défense *
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La machine à café. Evidemment. Oui, je vais parler de
la machine à café, j’irai jusque-là. A droite de la
machine à café, ou plutôt à gauche de la machine à café
depuis le point de vue de la machine à café, il y a la
vitre, et derrière la vitre il y a le vide,
l’extérieur, le dehors, le reste. Et sur la vitre, de
petites marques de sébum rondes à différentes hauteurs,
à l’endroit où les gens se sont appuyés le front, ou le
nez. Pour regarder ailleurs.
Je suis tellement content que je finis par trouver un nom pour tous ces endroits absurdes où personne ne va jamais (ou du moins ne s'attarde pas), et qui me plaisent tellement : bretelles d'autoroutes sans trottoirs, banlieues improbables, etc. Désormais, je les appellerai des "non-lieux". Pas mal, non ? Des dizaines de crétins ont déjà dû imaginer ça avant moi, mais tant pis, ne jamais cracher sur une nouvelle raison d'être fier de soi.
Déjà cinq heures que je suis levé, en reste une douzaine avant que je me recouche. Une douzaine d’heures ovoïdes dans leurs compartiments célestes, cassées l’une après l’autre sur le rebord de la poêle solaire. Si j’ingurgite assis toutes ces données absurdes au sujet de vastes monstres économiques, eux-mêmes composés de milliers d’heures agglutinées en boîtes, c’est pour gagner le droit à disposer d’autant de ces boîtes d’heures que possible, quelle que soit la manière dont elles seront dévorées.
La phase la plus étrange de mon immersion dans la vie de bureau se déroule environ un quart d’heure avant mon arrivée au dit bureau. S’extraire des profondeurs géologiques de la Défense, dans lesquelles se meut le Reptile Epileptique Raillé, nécessite de traverser l’intégralité du centre commercial dont il est fait mention plus haut, et sur ses différents niveaux. Une foule compacte s’échappe du Reptile à gros bouillons soulagés, canalisée par d’étroits canaux bétonnés, et se dilue petit à petit dans l’immensité de l’espace commercial ; les boutiques sont toutes repliées derrière leurs rideaux de métal, mais le système sonore fonctionne à plein régime, beuglant sur les insectes pâles qui continuent leur course, qui veillent toujours à préserver entre eux la réglementaire distance de sécurité mais tâchent encore de faire cette course en tête, vers la lumière du jour. Il y a quelque chose d’assez obscène dans cette pube sarcastique, cette pube qui leur susurre de consommer, consommer alors qu’il n’y a encore rien à consommer, alors qu’ils endurent l’obscurité dans les profondeurs puantes du Reptile puis la course du jour vers la lumière et la solitude au sein du monstre économique justement, justement, dans l’espoir de pouvoir consommer encore quelques douzaines d’heures sur cette planète.
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Les toilettes sont exiguës. Les concepteurs n’ont
vraisemblablement pas cherché à en faire un lieu où
s’attarder pour le plaisir. Un seul compartiment, une
seule pissoire.
Je crois que j’adore ce mot, pissoire, depuis que je
l’ai vu inscrit pour la première fois sur ces pissoires
publiques installées partout à Budapest, probablement
épelé « piswar ». Un mot pour les amateurs d’oxymores
anglophones.
Bref.
Entre le compartiment et la piswar, une seule bouche de
ventilation, à l’ouverture rectangulaire. Et c’est là
l’objet le plus fascinant de ces toilettes sinon
relativement insignifiantes. En effet, par l’entremise
de je ne sais quel mystérieux attribut divin, il émane
à tout instant de cette bouche d’aération un long
murmure lointain ; lorsque cesse toute activité
susceptible de troubler la poésie du son, je prête
l’oreille à cette bouche d’aération comme à un gros
coquillage. Car c'est bien cela que j'entends : la mer
! Le chant des vagues, le hurlement du vent, la
complainte mélancolique des mouettes ; le ressac, le
tumulte des flots en furie, le mugissement sourd des
cachalots en rut dans les ténèbres insondables.
La cloison elle-même ne doit pas mesurer plus d’une
dizaine de centimètres d’épaisseur, et pourtant j’en
suis sûr : cette bouche de ventilation, d’apparence
modeste, est une porte qui s'ouvre sur un univers
parallèle.
Sur cette même face de la feuille se trouvent quelques mots griffonnés par mes soins en travers, dans un coin, pendant les quelques secondes d’attente à mon arrivée ce matin après que la secrétaire ait appelé celui qui devait venir me conduire à mon poste, une secrétaire blonde qui est récemment partie faire du bateau ai-je cru comprendre d’après sa conversation avec la secrétaire brune, elle donnait l’impression d’être dérangée dans son travail par la secrétaire brune mais lui a quand même parlé de son excursion en bateau à grands renforts de larges sourires crispés. Sur la table basse étaient posés un magazine, « Newzy », titrant « L’entreprise et les philosophes (Je t’aime, moi non plus)", et une pile de fascicules portant le logo de l’entreprise, ayant pour titre « L’essentiel du développement durable » ; j’ai noté ces titres sur ce bout de papier pour me rappeler de les mentionner dans ce rapport écrit, même si c’est insignifiant, comme tout. Un rapport écrit sur une plongée au sein du Monde de l’Entreprise (monde du silence de l’être) se doit de consigner la moindre impression sensorielle notable.
Au verso de cette feuille froissée, donc : Direction centre commercial « 4 temps ». Monter 2 escalators, poursuivre tout droit vers magasin « Vert Baudet », puis tourner à droite direction « Porte de Rueil ». A l’extérieur, traverser tout droit la place des Degrés, passer entre Total et la Société Générale, rejoindre l’Avenue Charles de Gaulle. A droite, numéro 60, immeuble Le Guillaumet. Pôle Média 2e étage à gauche.