3 – Le travail
Le premier jour, Laura, ma voisine de bureau, installe sur l’ordinateur qu’on me confie la version d’un fameux logiciel allemand, utilisé par les traducteurs professionnels du monde entier. Il est à la traduction ce que Photoshop est au trucage de photos. L’achat d’une simple licence d’utilisation se chiffre à plusieurs centaines d’euros.
Au fil du processus, je découvre avec surprise que Laura est en train d’installer, sans scrupule apparent, une version piratée du logiciel, dotée d’un crack élaboré simulant l’achat d’une licence. Une erreur se produit. Réaction de Laura : « C’est bizarre, je l’ai installé comme ça sur tous les ordinateurs de notre département, et je n’ai jamais eu de problème ! »
Le département en question se trouve être le pôle Recherche et développement, dont l’un des principaux projets est la traduction du logiciel-phare de YY.
Mon travail consiste à traduire l’interface utilisateur de ce logiciel de gestion d’entreprise. Près d’une centaine de milliers de phrases dans sa dernière version, qui l’eût cru ? Et combien de travailleurs de l’ombre, avec moi œuvrant à ce labeur de Sisyphe, et comme moi, payés au lance-pierre ? (Sans mauvais jeux de mots.)
On me confie de longues listes de termes abscons, recensés sur une colonne de feuille de calcul Excel ; je dois traduire chacune de ces phrases dans la colonne voisine. De temps à autre, je me réveille de la torpeur dans laquelle me plonge ce travail abrutissant et répétitif pour me délecter de quelque perle de traduction.
Aperçus divers, issus du module « Gestion des Ressources humaines » :
“Nature of political affiliation is abnormal!”
“Current Doc has been executed. You can’t unapprove!”
“The date of death cannot be earlier than the start date of the current employment record.”
La difficulté principale de la tâche ne tient pas tant à l’obscurité des termes individuels qu’à la conjonction redoutable de deux langues résolument obscures : le chinois, et l’informatique.
Qui, dans sa vie, ne s’est trouvé jeté dans d’effarants abîmes de perplexité par quelque cryptique message d’erreur sur un écran d’ordinateur – un message au contenu incompréhensible, mais annonciateur sans le moindre doute possible de longues heures de douleur et de désespoir, face à l’obstination malveillante de la machine ?
Eh bien, imaginez ces mêmes messages d’erreurs, en chinois. Même pour l’utilisateur maîtrisant cet idiome correctement, les messages mécaniquement crachés par l’ordinateur ne peuvent atteindre la même clarté qu’en anglais ou en français. Le chinois est une langue éminemment concise, à la grammaire très flexible, dont nombre d’énoncés ne sont compréhensibles qu’avec l’aide cruciale d’éléments de contexte.
Il arrive donc très souvent que mes phrases à traduire puissent avoir jusqu’à trois ou quatre significations différentes, selon le contexte d’affichage, qui m’est inconnu… Sans même parler de l’absence de toute ponctuation, et des erreurs de programmation – pour lesquelles des têtes devront rouler, sitôt que je serai devenu secrétaire général du Parti.
De ce fait, je commets de nombreuses inexactitudes de traduction ; et celles-ci font les choux gras de Belinda, l’employée de YY qui relit systématiquement mon travail. Je n’ai rien contre cette règle, ni contre Belinda – excepté le fait que cette dernière est chinoise, et que ses notes de corrections sont souvent rédigées dans un anglais pour le moins approximatif. Au moins cela me donne-t-il l’occasion de me moquer d’elle dans mon coin, avec beaucoup de plaisir aigre, et d’ainsi étaler un peu de baume sur ma fierté blessée.
Par ailleurs, de la même manière que je suis payé au nombre de caractères traduits, Belinda est payée au nombre d’erreurs détectées. Du moins, je préfère lui laisser le bénéfice du doute, et ainsi expliquer le degré pathologique de chipotage auquel mes traductions sont soumises entre ses mains. Mais tout a des limites, et il n’est pas impossible que mes compétences s’améliorant, la pauvre Belinda ne puisse raisonnablement dénicher la moindre erreur dans mes traductions, et se trouve ainsi privée de tout salaire !
Une nouvelle raison pour moi de prendre garde à ne point devenir trop parfait.